J'adore tomber sur ces livres que j'aurais voulu écrire. En plus de parler de sujets qui m'intéressent, forcément, ils me soulagent de la prétention à vouloir les commettre. C'est le cas de Attachements - observation d'une bibliothèque de la poétesse Louise Warren (chez Hexagone).

Il tombe à point nommé en plus puisque le temps incroyablement doux de ce mois de mars me donne des envies précoces de ménage du printemps. Or, on ne fait pas le ménage de sa bibliothèque comme on fait le ménage de sa garde-robe. Ces livres dont on accepte de se défaire, ce sont un peu des morceaux de notre âme, ou, dans le cas où nous ne les avons pas encore lus, de possibles nouveaux compagnons de route. On craint toujours de passer à côté de l'amour...

Il s'avère que Louise Warren, dotée d'une sagesse que j'envie, a cultivé l'art de se déposséder de ses livres. «Il m'en reste à présent si peu que je pourrais les entasser dans un placard à balais. Je me demande ce qui se profile derrière ce détachement. Vais-je un jour tout quitter ici avec quelques objets choisis, lac et forêt sur le coeur? Vais-je continuer de vivre en mettant de moins en moins de livres sur la table de nuit, de moins en moins de mots, de notes, de poèmes à écouter? Y a-t-il une autre femme en moi?»

Une autre belle métaphore de l'existence que la construction ou la déconstruction de sa bibliothèque. Je me souviens de ma première, qui s'élevait au pied de mon lit (la chambre était petite), comme une pierre tombale (mes lectures étaient plutôt gothiques). Deux rangées sur cinq étaient remplies, et mon dernier regard avant de dormir se portait sur les trois autres tablettes vides qui me faisaient rêver. De fait, je faisais souvent des cauchemars où je trouvais dans des librairies étranges des caisses de livres merveilleux mais je n'avais pas assez de mains pour les transporter, deux minutes avant la fermeture. Par la suite, dans une véritable compulsion de parvenue, j'ai défoncé mon budget en bibliothèques IKEA pour donner un toit à tous ces bouquins qui entraient à pleine porte, au détriment de mon espace physique. Les livres appellent les livres comme l'argent appelle l'argent.

Ce n'est que depuis peu que j'ai commencé le lent travail de dépossession de mes livres, comme les nouveaux riches découvrent la simplicité volontaire. En élaguant régulièrement ma bibliothèque, j'espère parvenir au même trip zen qu'un cultivateur de bonsaïs. Pas facile. Je découvre parfois que j'ai acheté trois fois le même livre, croyant m'en être débarrassée par erreur. Et que les absents prennent beaucoup de place. La loi de Murphy veut qu'on ait besoin précisément de ce bouquin qu'on a donné il y a deux semaines. Comme l'écrit Louise Warren: «M'étant départie de beaucoup de titres, j'ai aussi devant moi une bibliothèque fantôme, hantée par l'esprit des auteurs absents. Parfois, ma main croit aller vers eux et touche un souvenir. Des scènes de ma vie ou des passages surgissent.»

L'intellect compte bizarrement pour peu dans la formation et la maintenance de nos bibliothèques personnelles. C'est l'émotif qui parle. On conserve bien sûr les écrivains les plus marquants de nos vies, car nous aurions l'insupportable impression de les trahir en les chassant. Mais nous gardons aussi des titres parce qu'ils nous rappellent quelqu'un (les cadeaux, même maladroits), parce que ce titre-là a été acheté lors d'un voyage inoubliable, parce qu'on s'est promis de lire celui-là un jour, parce que celui-ci, même avec sa couverture affreuse, est trop précieux dans notre mémoire pour être remplacé par une édition de luxe, parce qu'un livre de référence, eh bien, doit rester dans les parages pour nous rassurer... Bref, Le coeur a ses raisons que même la raison ignore.

Sans oublier, note Warren, «qu'une bibliothèque existe aussi par ses livres en attente d'être réinventés. Chaque étagère possède ses sentinelles». Relire, n'est-ce pas l'espoir fou du lecteur, qui, comme tout le monde, rêve d'avoir une deuxième vie?