Réécrire en entier L'Odyssée et La Bible à la main? C'est possible. Le jeune artiste Simon Bertrand se consacre chaque jour à cette épopée à la Galerie de l'UQAM, où je l'ai rencontré.

Muse, dis-moi l'homme inventif, qui erra si longtemps, lorsqu'il eut renversé les murs de la sainte Ilion, qui visita bien des cités, connut bien des usages, et eut à endurer bien des souffrances...

Je retranscris ces premiers vers de L'Odyssée d'Homère, cela ne me prend que quelques secondes sur mon clavier. Et je pense à Simon Bertrand, qui a retranscrit L'Odyssée en entier sur une toile de 92 cm par 122 centimètres, à la mine, à raison d'une heure et demie par jour, sur une durée d'environ neuf mois.

Quand mon collègue Mario Cloutier m'a raconté ce travail d'Hercule d'un jeune finissant à la maîtrise en arts visuels de l'UQAM, je ne l'ai pas cru. J'avais trop de questions pour ne pas faire de détour par la Galerie de l'UQAM où, dans une salle, Simon Bertrand a installé son atelier.

Le haut d'une toile de 5 mètres de longueur par 1,5 mètre de hauteur est noirci de ses pattes de mouche. Il a fait ses calculs pour établir la dimension de la surface qui recevra les milliers de caractères du «Livre des livres». Il a déjà retranscrit environ 500 pages de la Bible, ce qui dépasse déjà la longueur de L'Odyssée. Il lui faudra deux à trois ans pour terminer la Bible. 2500 pages et des poussières...

Le plus drôle, c'est que Simon n'avait lu ni l'un ni l'autre. Alors pourquoi ce supplice?

«Je voulais me les approprier, dit-il. Je reconnais la place qu'ont ces livres dans notre culture et même dans mon éducation, dans ma façon de voir le bien, le mal. C'est enraciné dans l'inconscient collectif. Ils étaient en moi sans le vouloir, c'était donc une manière de les sortir de moi-même et de les faire miens.»

Quand on pense à ces étudiants qui rechignent à lire L'Odyssée, on a envie de les tirer par l'oreille à l'expo de Simon Bertrand et de leur dire: «Regarde! Ce n'est pas si pire, ça tient sur une toile! Et lui, il ne l'a pas seulement lu, il l'a RÉÉCRIT. Lettre par lettre!»

Ces considérations comptables et spatio-temporelles révèlent en fait notre étrange vision de ces «grands récits fondateurs» - comme l'écrivait Thierry Hentsch dans Raconter et mourir - qui semblent infinis, gigantesques. D'où peut-être nos craintes à les aborder, comme s'ils étaient trop grands pour nous. Bizarre alors de les voir circonscrits sur des toiles, en un seul coup d'oeil, comme un one-shot.

Cette idée de la finitude, justement, fait partie des préoccupations artistiques de Simon Bertrand. Ce rapport physique et matériel avec les oeuvres aussi. Son oeuvre sur la Bible s'intitule Les Réécritures, mais on pourrait tout aussi bien parler de réincarnation. Il ne voulait pas seulement lire L'Odyssée ou la Bible, mais les toucher, «passer au travers» et aussi en être traversé. Un lecteur-carnivore, en somme.

Son oeuvre sur L'Odyssée, elle, s'intitule L'épreuve. Ça a dû en être une, en effet. «Ulysse revient au même point de départ, mais transformé. Je me suis senti comme lui lorsque je suis arrivé au bout.» Mais le titre fait surtout référence au fait que l'oeuvre a été écrite à la mine, et que les erreurs ont été effacées au fur et à mesure.

«Quelqu'un m'a dit que cela ressemblait à Pénélope, qui défaisait toutes les nuits son tissage pour ne pas avoir à choisir de prétendant.» La Bible, elle, est réécrite à l'encre, et contient toutes les ratures, afin de montrer encore plus la patte humaine dans le travail.

Je fais remarquer à Simon que son entreprise folle ressemble à celle, tout aussi folle, de Pierre Ménard, auteur du Quichotte, dans cette nouvelle de Jorge Luis Borges où un homme réécrit entièrement le chef-d'oeuvre de Cervantes. Simon me réplique qu'il est lui-même fan de Borges et que pour un autre travail, il a réécrit la nouvelle Le jardin aux sentiers qui bifurquent sur des petits boules de styromousse, à raison de deux ou trois mots par boule, bien conservées dans un plat Tupperware. «C'est le fun, on peut toucher ce texte en le faisant glisser entre nos doigts...».

Plus qu'étonnant, ce garçon, inspiré par les oeuvres de Rober Racine. Cela me démangeait de savoir si Simon vendait «son» Odyssée. Parce que les lecteurs sont parfois de grands frimeurs... Malheur à moi, Armand Vaillancourt l'a déjà achetée.

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Simon Bertrand, Assembler, dessiner, transcrire, à la Galerie de l'UQAM jusqu'au 21 novembre, 1400 rue Berri, Local J-R120.

 

Photo: fournie par Simon Bertrand