«Chaque jour j'attache moins de prix à l'intelligence», a écrit Marcel Proust dans la préface de son Contre Sainte-Beuve. «Chaque jour je me rends mieux compte que ce n'est qu'en dehors d'elle que l'écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c'est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l'art.»

Cet extrait m'est revenu en lisant l'article de ma collègue Michèle Ouimet sur les exigences des écoles privées. Ces parents terriblement inquiets pour l'avenir de leurs enfants, à qui ils font passer test par-dessus test pour qu'ils puissent accéder éventuellement aux hautes sphères.

De gentils chercheurs ont tenté de rétablir l'équilibre en inventant «l'intelligence émotionnelle» pour répondre à cette obsession peu érotique du QI, sans parvenir à rassurer qui que ce soit... Probablement parce qu'on reste dans le calcul.

La solution est sûrement à mi-chemin, dans ce souhait d'un «coeur intelligent» que le philosophe Alain Finkielkraut emprunte au roi Salomon s'adressant à l'Éternel, dans son dernier essai, un recueil de ses lectures personnelles (chez Stock-Flammarion). Puisque sans la littérature, écrit-il, «la grâce d'un coeur intelligent nous serait à jamais inaccessible. Et nous connaîtrions peut-être les lois de la vie, mais non sa jurisprudence.»

Chaque jour, j'attache de plus en plus de prix à cette éducation aimante que j'ai reçue de mes parents, qui s'inquiétaient toujours plus de mon teint pâle de lectrice boulimique que de mes résultats scolaires. Ils m'ont offert ce luxe que je devine de plus en plus rare aujourd'hui: du temps libre. Ce temps vide qui, pour être rempli, force à l'imagination, à l'exploration, à la découverte sans qu'elles ne soient assujetties à des impératifs pratiques. C'est dans ces heures creuses que les enfants trouvent habituellement la chose qui les comblera toute leur vie.

Quand c'est la littérature qui prend place dans ces heures divines, on peut être assuré que l'avenir ne sera jamais ennuyeux. Et que ce qui, au départ, n'était qu'une façon de passer le temps devienne une façon de se rattacher au passé et de transformer le présent.

«Se cultiver» n'est qu'un des nombreux avantages collatéraux de l'exercice - celui-là servant surtout à briller en société. Lire, en fait, permet de vivre mille vies sans toutefois s'arracher de la condition humaine. Ce serait plutôt le contraire; c'est y plonger totalement. Trop facile de dire que l'on s'évade en lisant... Plus l'écrivain est talentueux, plus profond il nous amène dans cette connaissance de l'homme - donc dans la connaissance de soi, sans que cette quête ne se limite à la circonférence du nombril.

Dans l'espace romanesque, nous acceptons de côtoyer de très près des personnages merveilleux ou monstrueux, de l'atroce au sublime dans leurs actes, toujours pour arriver à cette vérité tragique qu'il n'y a pas de vérité avec un grand V. C'est Nietzsche qui rappelle la force de l'art, ce mensonge qui permet de voir le faux dans le vrai, et le vrai dans le faux.

Là où partout l'on cherche à nous convaincre, la littérature, elle, constate. On trouve dans les romans des situations que l'on n'avait pas imaginées, des idées qui, formulées autrement, nous auraient peut-être rebutés, des émotions qu'on refoule, des miroirs qu'on évite, des réalités qu'on ignore. Il faut des années de divan chez le psy pour abandonner cette résistance qui tombe pourtant dès la première page d'un livre, puisqu'on ne saurait lire sans accepter d'emblée le contrat initial de la fiction qu'on doit prendre temporairement pour vraie afin de la vivre pleinement.

La littérature comme thérapie? Je ne sais pas. On ne guérit pas du tragique dans l'existence, mais de façon assez magique, l'illusion de la fiction nous guérit souvent de bien des illusions qu'on prend pour des évidences et qui causent tous nos maux.