La galerie de Roger Bellemare et Christian Lambert met en lumière, jusqu’au 18 février, le réalisme critique d’Edmund Alleyn (1931-2004), avec la formidable et méconnue série technologique que l’artiste québécois a créée à Paris entre 1965 et 1970. Nous avons admiré des peintures de ce corpus aussi bref que prémonitoire en compagnie des galeristes et de Jennifer Alleyn, la fille du peintre.

L’idée de Schémas techno 1966-67 a été proposée à Roger Bellemare par Jennifer Alleyn à l’automne 2021. Elle trouvait que notre époque – où la technologie s’impose et transforme les sociétés humaines – se prêtait bien à la présentation d’œuvres de la série technologique de son père survenue après sa période indienne (appellation de l’époque). Une série esthétique et critique, aussi troublante qu’accessible à un large public, notamment aux enfants. Une série narrative, codée et schématique qui tranche avec la série indienne, aux gestes libres, spontanés et ludiques.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Les galeristes Christian Lambert et Roger Bellemare entourent Jennifer Alleyn, fille d’Edmund Alleyn.

Se disant groupie précoce d’Edmund Alleyn, Roger Bellemare ne s’est pas fait prier. Il raconte que lorsqu’il est allé, dans sa jeune vingtaine, à Paris, il s’est rendu admirer les œuvres d’Edmund Alleyn à la galerie Blumenthal-Mommaton. Il expose d’ailleurs un de ses tableaux, Jambe incluse, de la même période, acheté des années plus tard et où on retrouve ce corps humain souvent schématisé par Edmund Alleyn.

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Jambe incluse, 1966, huile sur toile de lin, 40 x 80 cm

Cette série de peintures – comprenant les sous-séries Agression et Conditionnement – aborde les liens entre l’homme et la machine. Des œuvres de divers formats, créées à Paris, peu connues et peu nombreuses au Canada, d’où l’attrait de ce rare déploiement. Ces peintures sont assez uniques, avec leur mélange coloré de symboles techniques et de corps donnant des airs de science-fiction. Et pourtant, ce n’en était pas une. Edmund Alleyn y suggérait des messages sérieux, des inquiétudes. Et l’a traduit avec une palette de teintes éclatantes sur des fonds plus obscurs.

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Trois œuvres de Conditionnement, 1967, acrylique et peinture métallique sur toile

« En regardant en arrière, il me semblait que mon parcours était parsemé de ruptures, de volte-face, de directions diverses, bref, d’un manque de continuité qui avait quelque chose d’inquiétant. Que je m’en remettais trop facilement aux impulsions surgies du sousconscient, qu’il y avait place pour plus de réflexion dans mon activité. Que celle-ci avait trop souvent des allures d’ego-trip », s’exprime Edmund Alleyn, à propos de cette phase de production, dans la biographie publiée par Gilles Lapointe en 2017.

« Quand la période technologique est arrivée, il a cassé la baraque », dit Roger Bellemare. Le peintre souhaitait mettre de côté un certain formalisme et ses influences précédentes pour exprimer la réalité du progrès scientifique qu’il voyait se développer à vitesse grand V1.

« Je trouve que cette exposition est beaucoup plus contemporaine aujourd’hui qu’elle ne l’était à l’époque, et même il y a 20 ans, dit Jennifer Alleyn. On y trouve des figures très schématisées de l’homme, très réduites. Et je crois qu’on a atteint, aujourd’hui, ce degré de schématisation, de réduction de la pensée, comme de l’image. Tout est en 140 caractères. Tout doit être décodable. Ces œuvres, maintenant, me troublent, car elles me parlent du présent et presque de demain. »

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Les neuf gouaches peintes par Edmund Alleyn en 1967.

Parmi ces œuvres, qui proviennent de la succession d’Edmund Alleyn, il y a les gouaches d’Edmund Alleyn, des esquisses inédites pour la plupart devenues tableaux. Avec des jambes, des têtes, des cerveaux, des éléments électriques, des cartes perforées, des diagrammes, des branchements. Des motifs qui reviennent souvent dans cette série où « l’homme brisé, déchiré en morceaux ou largement blessé, gît dans un grouillement de tubulures victorieuses et arrogantes », écrivait, en 1967, le critique d’art français Gérald Gassiot-Talabot.

On retrouve avec plaisir le grand tableau Sans titre, 1966, d’environ 2 m sur 4,5 m, exposé au Musée d’art contemporain de Montréal en 2016, lors de la rétrospective Edmund Alleyn issue d’une collaboration entre les conservateurs Josée Bélisle, Mark Lanctôt et Jennifer Alleyn. Une toile complexe, avec plusieurs couches de lecture et cette symbiose prémonitoire entre l’organique et le mécanique.

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Sans titre, 1966, acrylique et peinture métallique sur toile, 199 x 447 cm.

« Ces œuvres sont peut-être plus terrifiantes que mon père le pressentait, dit Jennifer Alleyn. Même si le mot terrifiant est un peu fort. Mais il a anticipé l’envahissement de la technologie, le prolongement de l’homme par la machine et aujourd’hui, on en est là, de façon galopante, avec l’intelligence artificielle qui s’infiltre partout dans nos vies. Son travail permet de se demander si on veut vraiment ça. J’ai lu, ce matin, une phrase de Marguerite Duras, qui dit qu’il reste toujours quelque chose en soi que la société n’a pas atteint, d’inviolable, d’impénétrable et de décisif. Mais on peut se demander jusqu’à quand. »

Edmund Alleyn

  • 1931 : Naissance à Québec
  • 1955 : S’installe à Paris
  • 1962-1965 : Période indienne (appellation de l’époque)
  • 1965-1970 : Période technologique
  • 1971 : Revient au Québec
  • 1973-1975 : Suite québécoise
  • 1980-1990 : Série Indigo
  • 1990-1995 : Série Vanitas
  • 1995-2000 : Série Les éphémérides
  • 2004 : Meurt la veille de Noël
1. Écoutez Edmund Alleyn évoquer… en 1967 l’univers du web actuel Consultez le site de la galerie