Ayant documenté la vie rurale et urbaine du Québec pendant 65 ans, Gabor Szilasi est l’un des plus grands photographes du Canada. Et un des artistes visuels les plus attachants, le milieu de l’art l’appelant affectueusement Gabor. La Presse a rencontré l’artiste de 94 ans à l’occasion de la sortie, vendredi, du documentaire de Joannie Lafrenière qui lui rend hommage.

Son appareil photo a toujours été une extension de sa voix. Donc, il photographie encore. À 94 ans ! Bien sûr, moins qu’auparavant, étant devenu plus sédentaire. Gabor Szilasi – en hongrois, on prononce Silachi – doit prendre désormais sa canne ou son déambulateur quand il sort de chez lui. Nous sommes allés manger ensemble dans son quartier de Westmount et, malgré ses problèmes d’équilibre, il est parvenu assez facilement à remonter la rue Grosvenor.

Ses yeux lui causent des tourments, à cause d’une dégénérescence maculaire. Il a passé cinq mois à l’hôpital l’an dernier après une sorte d’AVC. Malgré tous ces tracas, il a repris la forme. Pas comme dans le film Gabor, où on voit le nonagénaire faire des pompes ! Il fait toutefois encore des exercices tous les jours chez lui, a un excellent appétit (on a constaté !) et conserve une foi inaliénable en la vie.

PHOTO FOURNIE PAR MAISON 4:3 ET TAK FILMS

Joannie Lafrenière et Gabor Szilasi dans le film Gabor

Gabor sera présent au lancement du documentaire de Joannie Lafrenière, le 27 mai, au cinéma Beaubien. Il y tient, car il a adoré l’expérience de ce film qu’il a déjà visionné trois fois. « La troisième fois, c’était à Toronto, il y a quelques jours, au festival des documentaires, les Hot Docs. J’avais peur de m’endormir d’autant que j’étais au premier rang ! Mais non, je l’ai encore trouvé intéressant. Je suis content. Le film est bien fait. On sent que Joannie est photographe. »

La photographie aura fait partie intégrante de la vie de Gabor et de celle de ses proches, dont sa compagne, l’artiste Doreen Lindsay, et sa fille, également artiste, Andrea Szilasi. Mais n’eût été les communistes qui avaient pris le contrôle de la Hongrie après la Seconde Guerre mondiale, Gabor Szilasi aurait été chirurgien dans son pays d’origine. Souhaitant vivre libre, il a franchi le rideau de fer à temps, en 1956, et a rejoint le Canada avec son père en février 1958.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Gabor Szilasi en compagnie de sa femme, Doreen Lindsay, de son gendre, Michael Merrill, et de sa fille, Andrea Szilasi, en 2014

Il immigra seul avec son père. Durant la guerre, sa mère avait été assassinée par les nazis dans les camps de la mort, tandis que la maladie avait emporté son frère et sa sœur. Ayant appris la photographie sur le tas à Budapest, il a choisi, peu après son arrivée au Canada, de partir à la découverte des Québécois, avec son objectif, et d’oublier ainsi ses années de noirceur.

Je n’ai pas pu terminer mes études de médecine, mais je suis très content d’avoir choisi la photographie. Prendre des gens en photo, travailler dans l’atelier, voir l’image apparaître dans le révélateur. J’ai adoré ça.

Gabor Szilasi

Gabor Szilasi est le photographe québécois qui a, le premier, documenté en long, en large et en travers la vie telle qu’elle était dans les régions et à Montréal dans les années 1970.

« J’avais un appareil de format 4x5 et les gens me laissaient, le plus souvent, les photographier », dit-il, ajoutant avoir fait des rencontres inoubliables avec des Québécois qui craquaient pour ce portraitiste affable qui parlait français grâce à des cours pris en Hongrie. « Quand je photographie les gens, pour moi c’est important de leur parler, dit-il. Pas besoin de beaucoup de paroles pour créer des liens, mais les gens, pour moi, sont importants. »

  • Lac Balaton, Hongrie (1954)

    PHOTO GABOR SZILASI

    Lac Balaton, Hongrie (1954)

  • Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie

    PHOTO GABOR SZILASI

    Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie

  • Alexis (Marie) Tremblay, de l’île aux Coudres

    PHOTO GABOR SZILASI

    Alexis (Marie) Tremblay, de l’île aux Coudres

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Gabor aura été le photographe du monde ordinaire. Bien sûr, il a recensé la vie nocturne montréalaise des années 1960 à 1980, ce qui a donné un très beau livre sur le monde de l’art et ses vernissages, conçu sous la direction de Zoé Tousignant. Mais c’est surtout auprès des gens simples qu’il s’est senti le plus à l’aise. Et auprès de ses étudiants. Il a enseigné quinze ans à Concordia et presque dix au cégep du Vieux Montréal.

Aujourd’hui, Gabor sent le poids des années, mais il prend les aléas de la vieillesse avec philosophie.

J’ai toujours été un optimiste. Même quand j’ai été arrêté en 1949 et que j’ai été mis en prison durant cinq mois après avoir essayé de me sauver de la Hongrie.

Gabor Szilasi

Il passe une partie de ses journées à lire des journaux et des magazines. La Presse, Le Devoir, The Gazette, The Financial Times, The New Yorker. « Les nouvelles et l’actualité m’intéressent beaucoup, dit-il. La Russie, c’est inquiétant. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Gabor Szilasi, chez lui

L’an dernier, Bibliothèque et Archives Canada a acquis une grande partie de ses archives professionnelles, soit 80 000 négatifs. Un hommage à son travail et un moment émouvant auquel on assiste dans Gabor, alors que des employés récupèrent des boîtes de négatifs dans son atelier. Quand on lui demande comment il a réagi à ce départ d’une partie de lui-même, il occulte la question. Par pudeur. Et raconte plutôt que lorsqu’il enseignait, il ne montrait jamais ses photos à ses étudiants avant la fin du cours. « Je ne voulais pas qu’ils fassent le même genre de travail que moi, dit-il. Je voulais les aider à développer leur propre vision. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Gabor Szilasi dans son atelier, en 2013

Gabor Szilasi aura droit à une autre exposition au Musée de Charlevoix, à La Malbaie, du 23 septembre au 31 mars prochains. Il en a une centaine derrière la cravate depuis le début de sa carrière. « Ce seront, cette fois-ci, des photos de Charlevoix, de grand format, dit-il. C’est bien. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Gabor Szilasi dans son jardin

J’ai passé les trois premiers quarts de siècle derrière l’appareil photo et le dernier quart, de plus en plus devant ! J’ai beaucoup aimé me faire photographier par des gens. Car j’étais curieux de voir comment ils me voient.

Gabor Szilasi

Gabor illustre aussi comment le Québec voit Gabor. Un artiste fascinant, attachant, doté d’une grande réserve et d’une retenue pour lesquelles son appareil photo a été pratique. Protecteur. Dans le film, Andrea Szilasi raconte que lorsqu’elle s’était confiée dans le bureau de son père à Concordia, un jour qu’elle avait eu des problèmes avec son petit ami de l’époque, il ne lui avait pas donné de conseils ni même répondu. Il lui avait juste dit : « Va te mettre près de la fenêtre, là-bas », et il l’avait photographiée !

« Pour moi, cela a toujours été un peu difficile de m’exprimer alors je me suis exprimé par des images », dit Gabor Szilasi.