L’art biologique intrigue. Pourquoi des artistes choisissent-ils de créer des œuvres en se servant de micro-organismes tels que des bactéries ? C’est la passion de l’artiste-chercheuse montréalaise Günes-Hélène Isitan qui expose les créations de son corpus Humanité poreuse à la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce.

L’art biologique, ou bioart, consiste à utiliser des tissus ou des micro-organismes pour des créations artistiques. Tel est le créneau de Günes-Hélène Isitan, artiste québécoise qui a étudié en photographie à l’Université Concordia et en microbiologie à l’Université de Sherbrooke, et qui s’intéresse aux relations entre les humains et les micro-organismes. Un intérêt d’actualité alors que notre planète combat encore le virus de la COVID-19. La pandémie nous a fait prendre encore plus conscience que notre corps n’a pas d’existence « autonome ». Les bactéries et les virus ne sont pas des envahisseurs, mais font partie de notre environnement, de notre constitution, cette « humanité poreuse », la peau n’étant pas la frontière de l’humain.

Née de parents turc et québécois, Günes-Hélène Isitan a suivi les traces de sa mère, la réalisatrice et documentariste Carole Poliquin, qui s’intéresse, comme elle, à la diversité biologique, et qui sortira son dernier film, Humus, le 20 mai. Un film sur l’agriculture régénératrice et les liens qui nous unissent à la terre.

Mais sa fille célèbre plutôt notre propre nature en créant dans un incubateur. Pour Humanité poreuse, elle s’est servie de petits portraits photographiques placés dans des boîtes de Petri, ces petits cylindres peu profonds dans lesquels on met en culture des micro-organismes. Pour ce genre de créations, elle a dû acquérir une formation en santé et sécurité à Concordia.

« Quand on manipule des bactéries de l’environnement, on a des précautions à prendre, dit-elle. L’anthrax, par exemple, est une bactérie contenue naturellement dans le sol. Dans la flore cutanée de l’humain, des pathogènes sont tenus en joue par d’autres micro-organismes et donc ne se multiplient pas. Mais comme je fais se multiplier des micro-organismes, je dois travailler chez moi sous une hotte qui me protège. Et quand je fais “pousser” des bactéries d’intestin, j’ai besoin d’un confinement plus important. Je vais alors à l’Université de Sherbrooke, en laboratoire. »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Günes-Hélène Isitan

Pour Humanité poreuse, elle a utilisé des échantillons du microbiote de la peau du visage d’hommes et de femmes de toutes origines. Le microbiote de la peau est notre flore cutanée, c’est-à-dire tous les micro-organismes qui se trouvent sur notre épiderme.

PHOTO FOURNIE PAR L’ARTISTE

L’œuvre est à gauche. La pellicule photographique dans la boîte de Petri, à droite.

Günes-Hélène Isitan a prélevé des échantillons du microbiote cutané de ces personnes avec un coton-tige et elle a fait se reproduire les micro-organismes dans des boîtes de Petri grâce à des nutriments. Ces micro-organismes se sont développés en quelques jours et ont « envahi » l’espace de la photographie, créant des formes multicolores qui correspondent à leur déplacement, mélangeant dans leur sillage les pigments contenus dans chaque portrait.

Dans cette vidéo d’une minute environ, diffusée dans la salle d’exposition, la vitesse de propagation des micro-organismes a été accélérée, car les images ont été tournées durant 11 jours. L’artiste a ensuite numérisé l’image « conquise » par les micro-organismes, puis l’a agrandie pour obtenir des œuvres de 46 cm x 80 cm. Des œuvres qu’elle considère comme des « collaborations » entre elle et le « vivant » infiniment petit.

« Par ce processus actif, les micro-organismes “peignent” leur présence sur l’image, tout en dissolvant littéralement nos frontières physiques, dit Günes-Hélène Isitan. L’œuvre collaborative qui en émerge met ainsi en évidence notre état hybride, à la fois humain et microbien. » Sur une même œuvre se trouvent donc à la fois l’image de la personne et les traces des micro-organismes invisibles qui vivent en symbiose avec elle.

MONTAGE FOURNI PAR L’ARTISTE

Quatre étapes de la colonisation d’une photographie par des micro-organismes issus du microbiote de la peau d’Annabelle, la jeune fille en haut à gauche, en compagnie de son chien Maya. Si l’artiste n’arrête pas le processus, la photo est entièrement recouverte.

En ces temps de pandémie, de masques, de distanciation et d’anxiété, l’artiste trouve important de remettre le monde microbien en perspective. « Il faudra bien un jour recommencer à prendre amis et famille dans nos bras, sans protection et sans appréhensions », dit Günes-Hélène Isitan, considérée comme l’une des premières artistes canadiennes à s’intéresser au microbiote humain.

Exemples d’œuvres de Günes-Hélène Isitan
  • Hybride Zania-Microorganismes, série Hybridités, 2017, art biologique numérisé, impression numérique sur papier chromé, monté sur aluminium, 46 cm x 80 cm

    PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

    Hybride Zania-Microorganismes, série Hybridités, 2017, art biologique numérisé, impression numérique sur papier chromé, monté sur aluminium, 46 cm x 80 cm

  • Hybride Günes-Microorganismes, série Hybridités, 2017

    PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

    Hybride Günes-Microorganismes, série Hybridités, 2017

  • Hybride Vincent-Microorganismes, série Hybridités, 2017

    PHOTO FOURNIE PAR L’ARTISTE

    Hybride Vincent-Microorganismes, série Hybridités, 2017

  • Hybride Vincent Gabriel-Microorganismes, série Hybridités, 2017

    PHOTO FOURNIE PAR L’ARTISTE

    Hybride Vincent Gabriel-Microorganismes, série Hybridités, 2017

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

Représentée par la galerie uNo, de Québec, depuis ses débuts, en 2013, Günes-Hélène Isitan est motivée à créer tout en nous sensibilisant à ce qui nous constitue réellement. Elle explique que les bactéries de notre microbiote intestinal produisent des vitamines dont nous avons besoin pour survivre, qui régulent certains neurotransmetteurs agissant sur l’humeur et la cognition, ainsi que sur la gestion de l’anxiété et de la douleur. « Chez les jeunes enfants, c’est aussi la relation entre les bactéries et le système immunitaire qui permet à ce dernier d’avoir une réponse équilibrée, assez efficace contre les pathogènes, mais non dommageable pour l’humain », dit-elle.

Voyez d’autres œuvres de l’artiste

Pour illustrer son propos, elle a créé l’œuvre Please Share durant la pandémie. Un buste thermoformé en forme de machine distributrice qui contient toutes sortes de « micro-organismes d’intestins », en fait des modèles en plastique imprimés en 3D. Une façon ludique de nous éveiller à leur réalité. « Mais ce n’est pas parce que quelque chose est vivant qu’il ne faut pas se protéger », dit l’artiste de 43 ans. Toutefois, elle estime qu’il faut arrêter d’avoir peur de ce qui nous constitue depuis toujours. Juste en tenir compte et constater combien ces créatures complexes peuvent faire de beaux dessins…

Jusqu’au 10 avril, à la Maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce