La vente aux enchères d’une œuvre numérique de l’artiste américain Beeple pour 69,3 millions de dollars américains par Christie’s, jeudi, a créé une onde de choc qui pourrait avoir des effets durables sur le marché de l’art. Décryptage.

L’œuvre Everydays – The First 5000 Days est un simple collage de photos numériques produit par un artiste, Beeple, qui s’est fait connaître sur les réseaux sociaux, mais qui n’avait jamais vendu d’œuvre à son nom avant la fin du mois d’octobre dernier…

Déjà distribuée un peu partout sur le web et dans les médias qui ont rapporté la nouvelle de sa vente, l’image a déjà été reproduite des millions de fois. Mais grâce à la technologie de la chaîne de blocs (blockchain), sur laquelle se basent aussi les cryptomonnaies comme le bitcoin, celui qui l’a acheté pour une somme record, jeudi, est devenu le propriétaire officiel de l’image, titre qu’il peut conserver ou revendre. Un peu comme s’il avait acheté une toile de Léonard de Vinci ou de Claude Monet.

Dans les faits, Christie’s a vendu un NFT (non-fungible token ou « jeton non fongible »), qui est en quelque sorte un certificat d’authenticité numérique unique, traçable, vérifiable et, en théorie, inviolable et incontestable.

Apparus en 2017, les NFT ont commencé à faire parler d’eux avec l’apparition plus tard cette année-là des CryptoKitties, petits personnages de chatons que des internautes achetaient, puis s’échangeaient dans le cadre d’un jeu basé sur la technologie de la chaîne de blocs. Ensuite quelque peu oubliés, ils sont revenus en force il y a quelques mois à peine dans le milieu de l’art, mais aussi du sport (cartes de joueur virtuelles) et un peu partout dans le monde virtuel. Mis aux enchères, le NFT du premier tweet du fondateur de Twitter, Jack Dorsey, a ainsi été acheté 2,5 millions de dollars américains, samedi dernier.

Monnayer l’art numérique

Pour les artistes numériques, le NFT est une innovation majeure. « Ça vient vraiment aider un grand nombre d’artistes qui ont toujours eu du mal à monnayer leur art », explique Samuel Arsenault-Brassard, commissaire en arts virtuels pour les galeries Ellephant et Art Mûr, à Montréal. « Ça fait des années que ces artistes, comme Beeple, sont seulement payés en likes. »

« C’est une nouvelle façon de vendre et de distribuer l’art numérique », s’enthousiasme Christine Redfern, directrice de la galerie Ellephant, spécialisée en art numérique.

Et pour les artistes québécois, qui sont à l’avant-garde du numérique, ça crée plein d’occasions.

Christine Redfern, directrice de la galerie Ellephant

Bien entendu, tout le monde ne gagnera pas des millions avec les NFT. « Pour l’instant, les artistes qui font les plus grosses ventes sont ceux qui sont les plus connus et qui font un art plus accessible, constate Samuel Arsenault-Brassard. Parmi eux, il y a bien sûr Beeple, mais aussi le Montréalais Fvckrender, qui est maintenant installé à Vancouver. Je ne serais pas étonné qu’il profite grandement de cet engouement pour les NFT. »

IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE FVCKRENDER

Œuvre 01_Follow_The_Light//, de Fvckrender

Consultez la page Instagram de Fvckrender

Chose certaine, l’engouement pour les NFT est incroyable. Avec la vente de jeudi, Beeple (Mike Winkelmann, de son vrai nom), âgé de 39 ans, est devenu l’artiste vivant le plus cher, après Jeff Koons et David Hockney, rapporte Christie’s. Rien que ça.

« Ça frappe l’imaginaire, c’est la nouvelle alchimie pour transformer l’art en argent ! », réagit le pionnier québécois des arts numériques Luc Courchesne, qui vient de remporter un Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques. Mais au-delà du côté spectaculaire de la vente, c’est l’idée que les NFT pourraient « sauver l’art » qui enchante l’artiste.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Luc Courchesne, pionnier québécois des arts numériques et lauréat d’un Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques

La traçabilité des NFT permet de penser qu’un jour, tous les ayants droit d’une œuvre pourraient être payés pour son utilisation et avoir droit à leur part si elle est revendue.

Luc Courchesne

Or, les incertitudes qui planent sur l’avenir des NFT restent nombreuses. Notamment parce que tous les NFT ne jouent pas le même rôle. Ils peuvent ainsi accorder des droits différents, au bon vouloir de celui qui les attribue. À ce jour, par exemple, certaines plateformes de vente d’art numérique les associent à des droits de propriété, d’autres à des droits de reproduction seulement. Le groupe Kings of Leon a pour sa part mis en vente des NFT plus tôt ce mois-ci à l’occasion du lancement de son album When You See Yourself. Les jetons, qui ont généré des ventes de près de 2 millions US, donnaient droit à des vinyles en série limitée, des billets ou de l’art numérique exclusif.

Samuel Arsenault-Brassard, lui, voit ces jetons comme une façon de financer le travail d’un artiste. « Ce que je propose, c’est que la valeur d’un NFT associé à une œuvre soit celle de son coût de production, dit-il. Celui qui l’achète, comme un mécène, permet à l’art d’exister. Une fois payée, l’œuvre devient publique. »

Modèle durable ?

Bien qu’elle gagne en crédibilité, la technologie de la chaîne de blocs a aussi ses détracteurs. Certains rappellent qu’elle est très énergivore, car elle fait appel à des millions de serveurs partout dans le monde. Et tous ne croient pas à la pérennité de ses protocoles. « Il y a cinq ans, j’ai commencé à utiliser cette technologie avec une entreprise bien cotée de Londres », se souvient Christine Redfern, de la galerie Ellephant. « Mais elle a fait faillite. Tout évolue très rapidement dans cet univers… »

D’autres acteurs du milieu des arts n’ont pas l’intention de sauter dans le train des NFT. C’est le cas du collectionneur Pierre Trahan, propriétaire de l’Arsenal, à Montréal, qui a pourtant déjà fait l’acquisition d’œuvres d’art numérique. « Pour l’instant, je n’y crois pas, parce que je ne comprends pas ce monde-là, dit-il. Comme collectionneur, je veux comprendre ce que j’achète. L’œuvre de Beeple semble intéressante, elle a été faite sur une quinzaine d’années, mais à ce prix, elle est d’abord un trophée pour son propriétaire. Cela étant dit, j’aime bien que les conventions actuelles soient remises en question. »

Pour les remises en question, en tout cas, les NFT n’ont pas manqué leur coup !

— Avec l’Agence France-Presse