Le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) ouvre ses portes à l’un de ses jeunes contemporains, Manuel Mathieu. L’artiste québécois d’origine haïtienne y expose une vingtaine de ses tableaux, ainsi qu’une installation créée sur place, réunis pour l’exposition Survivance. La Presse l’a rencontré.

En ce lundi après-midi, Manuel Mathieu découvre en même temps que nous la mise au mur de ses œuvres, ainsi que l’assemblage de son installation. Il arpente la salle qui lui est consacrée l’air décontracté, satisfait, examine ses tableaux de manière quasi routinière. Mais son regard illuminé ne trompe pas : l’excitation de cette première expo solo au MBAM le rend fier. À juste titre.

Ce n’est pas tous les jours qu’à 33 ans, on voit ses œuvres exposées dans un musée national. Pandémie ou pas, c’est vertigineux. Comme si ce n’était pas assez, l’artiste peintre exposera également ses toiles à la Fondation PHI pour l’art contemporain et à la Power Plant de Toronto. Un automne chargé, vous dites ?

Manuel Mathieu, qui a reçu le prix Sobey pour les arts en 2020, a vécu à Port-au-Prince, en Haïti, jusqu’à l’âge de 19 ans, avant de s’établir au Québec, où il a d’abord fait un certificat en marketing à HEC Montréal « pour apaiser [ses] parents », dit-il en souriant. Il est ensuite passé aux choses sérieuses : un baccalauréat en arts visuels à l’UQAM, suivi d’une maîtrise en beaux-arts à l’Université Goldsmiths à Londres.

Mais tout était déjà écrit pour lui, qui a commencé à peindre vers l’âge de 15 ans, sous les conseils de l’artiste Mario Benjamin. « C’est lui qui m’a introduit à l’art, nous raconte Manuel Mathieu. Il m’a surtout encouragé à voir ce qui se faisait à l’extérieur du pays et à voyager. J’étais fasciné d’apprendre que ces artistes visuels pouvaient vivre de ce qu’ils avaient dans leur âme. Quand tu découvres ça, c’est révolutionnaire. Que tu peux faire quelque chose qui alimente les gens et qui te nourrit aussi… »

Cette expo du MBAM, Survivance, réunit des tableaux qu’il a peints au cours des deux dernières années. Influencé par les dictatures haïtiennes, mais aussi beaucoup par ses expériences personnelles, marquées entre autres par deux accidents. Un premier à Londres, où il a été renversé par une motocyclette, et un second à Montréal, lorsqu’il a été frappé par une voiture.

Le mot « survivance » lui a été inspiré par l’ouvrage Survivance des lucioles, de Georges Didi-Huberman, apprend-on.

« Pour moi, la survivance, c’est ce qui reste après une expérience que t’as vécue, nous dit-il, et ça, je trouve ça très intéressant, d’autant plus que, dans mon langage de peintre, j’utilise beaucoup de mécanismes comme l’effacement ou le grattage, tout ce qui va diminuer la présence de la peinture. Parfois c’est très subtil, parce que j’utilise de la peinture très liquide, parfois c’est plus visible. »

Manuel Mathieu explore aussi dans ses travaux l’idée de l’éphémère. « Quand on grandit en Haïti, il y a une certaine fragilité autour de notre existence. C’est un pays quand même instable politiquement… »

L’éphémère a toujours été présent dans mes œuvres. Il y a toujours un combat entre un élément qui est en train de disparaître et un autre qui est en train d’apparaître.

Manuel Mathieu

Ce combat entre disparition et apparition est sans doute une des marques distinctives de ses toiles.

« Peindre, c’est aussi parler de quelque chose qui a disparu, qui n’est plus là », nous dit Manuel Mathieu, qui passe du rire à des considérations sérieuses en l’espace de quelques secondes. Des toiles peintes à l’aquarelle pour la plupart, dont le point de départ est presque toujours figuratif, mais qui bifurque invariablement vers l’abstrait.

Quelques œuvres exposées au MBAM
  • Rempart, 2018

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Rempart, 2018

  • Solitude, 2018

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Solitude, 2018

  • St. Jak, 2018

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    St. Jak, 2018

  • The Kiss-Jungle Fever, 2019

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    The Kiss-Jungle Fever, 2019

  • Ouroboros, 2020

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Ouroboros, 2020

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Manuel Mathieu nous donne pour exemple cette toile inspirée d’une photographie de lui et sa grand-mère, quand il était bébé.

« Après mon accident à Londres, j’étais à l’hôpital et j’ai pris un message de ma grand-mère, qui elle-même mourait d’un cancer en Haïti. Elle me disait : “Manuel, tout va bien aller, je suis ton rempart.” Ça m’a beaucoup marqué que cette femme, qui était en train de mourir, choisisse ce mot-là, alors qu’elle-même avait sans doute besoin d’un rempart… Dans ce tableau, je voulais montrer la transmission », nous dit-il.

On distingue en effet des formes qui s’apparentent à des personnages, l’un tout près de l’autre, mais l’ensemble a pris une forme complètement abstraite. « Pour diluer cette séparation », nous dit Manuel Mathieu.

C’est comme le jeu du thaumatrope où, en faisant bouger deux images séparées, on a l’impression de voir une seule et même image, explique l’artiste. Un oiseau et une cage qu’on flippe rapidement vont donner l’impression que l’oiseau est dans la cage. Dans ma toile, c’est comme si moi, je revenais à la vie, et elle s’en allait. Je travaille comme ça.

Manuel Mathieu

Ce style qui lui est propre, Manuel Mathieu croit l’avoir trouvé dans le mixage entre l’art haïtien dans lequel il a grandi, et l’observation d’artistes américains et européens qu’il admire depuis l’adolescence. Il cite Francis Bacon, Pierre De Coninck, Sol LeWitt, Mona Hatoum, Clyfford Still, Christian Boltanski, Joel-Peter Witkin.

« Quand j’ai vu Clyfford Still au Met, j’étais soufflé, raconte-t-il. Le niveau de mystère qu’il y a dans son travail ne sera jamais résolu. Le mystère vient avec la nécessité de compléter l’œuvre. Il y a quelque chose qui manque, et t’essaies de la compléter constamment et ça t’alimente. Dans ce moment où tu ne sais pas si tel personnage est là ou non, toi, t’es en train de le compléter… »

PHOTO FOURNIE PAR LE MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE MONTRÉAL

Le jardinier/Mané, 2019

On pourrait aussi vous parler du Jardinier/Mané, représentation abstraite du jardinier qui a travaillé chez les Mathieu pendant de nombreuses années et qui s’appelait Mané.

« C’est quelqu’un issu d’un milieu défavorisé, que j’ai beaucoup aimé, qui nous a élevés aussi, et j’ai toujours eu une place pour lui dans mon cœur. J’ai décidé de le peindre, de manière abstraite, parce que c’est comme ça que je vois la réalité, et le Musée national des beaux-arts de Québec a décidé de faire l’acquisition de ce tableau. »

Le fait que Mané puisse se retrouver dans la collection du MNBAQ et que les gens là-bas soient obligés de citer son nom pour s’y référer, je trouve ça extraordinaire. Parce que ça crée une extension de son existence.

Manuel Mathieu

Manuel Mathieu revient sur sa grand-mère, Marie-Solange Apollon, qui est aussi le nom donné au Fonds d’acquisition du Musée des beaux-arts de Montréal pour l’acquisition d’œuvres d’artistes non représentés ou sous-représentés. Une autre fierté pour l’artiste montréalais.

D’autres toiles importantes font partie du parcours de Manuel Mathieu. Que ce soit St. Jak ou Rédemption, inspirées de ces fêtes foraines où les habitants prennent des bains de boue « parce que c’est bon pour la peau », nous lance, laconique, l’artiste face à notre air dubitatif. Ou encore ce triptyque Frontiers, fait de tissu, d’encre et de fusain, qui évoque les relations très charnelles.

Enfin, l’installation Ouroboros, inspirée de cette image mythologique du serpent qui mange sa queue, est une sorte de tunnel formé par des toiles en lambeaux.

« Ça échappe encore à ma compréhension, nous dit Manuel Mathieu, mais on est encore dans ce vide provoqué par la disparition. En même temps, chaque toile a son existence propre, et la succession de toiles crée un espace intéressant qui fait apparaître quelque chose. C’est une expérience que chacun va vivre. C’est ce que j’aime dans cet exercice, c’est que chacun va avoir sa propre interprétation de cette installation. »

Survivance, au Musée des beaux-arts de Montréal, jusqu’au 28 mars 2021.

À voir aussi

Relations : la diaspora et la peinture, à la Fondation PHI pour l’art contemporain, jusqu’au 29 novembre.

Manuel Mathieu : la beauté et l’amour comme inquiétude, à la Galerie Hugues Charbonneau, du 23 septembre au 24 octobre.

World Discovered Under Other Skies, à la galerie The Power Plant de Toronto, du 26 septembre au 3 janvier 2021.