Dans une optique résolument humaniste, les artistes Mélanie Carrier, Karine Giboulo, Olivier Higgins et Renaud Philippe ont créé une installation sur le drame des Rohingya, la minorité musulmane de la Birmanie réfugiée au Bangladesh. Intitulée Errance sans retour, l’œuvre émouvante sera présentée au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), à partir du 31 janvier. Rencontre avec les artistes.

Ce jour-là, le photographe Renaud Philippe et le documentariste Olivier Higgins étaient dans l’immense camp de réfugiés rohingya de Kutupalong, au Bangladesh. Le local de l’ONG SOS Children’s Villages accueillait, comme chaque jour, une cinquantaine d’enfants venus y prendre une collation et dessiner.

« Les enfants faisaient des dessins d’enfants, des fleurs, des soleils, etc., raconte Olivier Higgins. À un moment donné, Renaud est venu me chercher pour me dire qu’un des enfants avait fait un dessin tragique. » 

« L’enfant avait représenté avec ses crayons la scène qu’il avait vécue avec sa famille dans leur village, au Myanmar, dit Renaud Philippe. Les membres de sa famille qui avaient été tués, notamment son père, devant ses yeux. Les femmes violées. Les hélicoptères qui avaient bombardé les villages. La rivière qu’ils avaient traversée pour se réfugier au Bangladesh. Et l’enfant avait dit que la page n’était pas assez longue pour dessiner toute l’histoire… » 

PHOTO FOURNIE PAR MÖ FILMS

Dessin d’un enfant rohingya qui y raconte le drame qui a ravagé sa famille dans leur village du Myanmar.

Bouleversés, ils ont alors décidé de réaliser une exposition au Québec sur le drame des 700 000 réfugiés rohingya. Non seulement avec des photos et des vidéos, mais aussi avec des dessins de ces enfants qui ont connu l’horreur. Une expo plus artistique que didactique. Pour rester dans l’émotion. « On voulait moins répondre aux questions qu’en susciter », dit Olivier Higgins.

L’émotion est dans le titre de l’expo.

Errance sans retour ne fait pas nécessairement référence au fait que les Rohingya ne pourront jamais retourner chez eux, ce qu’ils espèrent au plus haut point, mais pour l’instant, c’est peu probable. Ce titre fait surtout référence au fait qu’on ne revient jamais vraiment d’une expérience génocidaire telle qu’ils l’ont vécue.

Mélanie Carrier, cofondatrice avec Olivier Higgins de la boîte de documentaires MÖ Films

Des décennies de persécution

Minorité musulmane de la Birmanie majoritairement bouddhiste, les Rohingya étaient concentrés dans une région de l’ouest du pays, l’Arakan. Ayant soutenu l’occupant britannique à l’époque de l’indépendance de la Birmanie, en 1948, et habitant dans une région possiblement riche en minerais, les Rohingya ont été déchus de la nationalité birmane en 1982.

Leur persécution s’est accélérée dans les années 90 et s’est poursuivie dans les années 2000 jusqu’à l’été 2017, quand des centaines de villages rohingya ont été brûlés par des policiers, des militaires et des citoyens manipulés par des moines bouddhistes. Des enquêtes internationales sont en cours sur le massacre de milliers de Rohingya, selon les Nations unies.

PHOTO RENAUD PHILIPPE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

Bouleversés par la puissance des photos de Renaud Philippe, les documentaristes Olivier Higgins et Mélanie Carrier ont décidé de retourner avec lui au camp de Kutupalong, devenu le plus grand camp de réfugiés de la planète.

Renaud Philippe

Installé à Québec et ayant signé des reportages photo au Soudan, en Haïti, en Inde, au Népal et en Thaïlande, Renaud Philippe s’est rendu une première fois dans le camp de Kutupalong en janvier 2018. 

PHOTO RENAUD PHILIPPE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

Des ponts en bambous ont été construits dans le camp pour enjamber des zones marécageuses et permettre aux familles de réfugiés rohingya de pouvoir communiquer entre elles, car le téléphone et l’internet sont coupés durant la journée.

« Avant, je n’avais jamais entendu d’histoires de génocide lors de mes reportages, dit-il. Jamais je n’aurais imaginé que des humains puissent faire ce qui s’est passé au Myanmar. Une telle violence de l’humain sur l’humain m’a choqué. Une haine à l’état pur, à cause d’une différence de parcours de vie. » 

À son retour, Renaud Philippe a publié un reportage en primeur dans le Globe and Mail du 2 mars 2018. Puis, il est reparti au Bangladesh avec Olivier Higgins qui voulait réaliser un film sur le drame des Rohingya, un film qui sortira ce printemps en Europe et l’automne prochain au Canada. 

PHOTO RENAUD PHILIPPE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

Des enfants jouent au soccer dans le camp de réfugiés rohingya de Kutupalong, à l’époque de la mousson.

« On a ensuite contacté le MNBAQ pour savoir si un projet d’expo les intéressait, ils ont dit oui », dit Olivier Higgins. Non seulement le musée a accueilli l’idée favorablement, mais il a décidé de programmer l’exposition pendant un an, soit jusqu’à la fin de janvier 2021. 

Conçue et produite par Olivier Higgins et Mélanie Carrier, l’expo sera de plus accessible gratuitement pour permettre au plus grand nombre de citoyens de la visiter. L’idée est de « semer des graines », dit Mélanie Carrier, pour permettre aux visiteurs de mieux saisir ce que vivent les réfugiés en général (il y en a actuellement 70 millions dans le monde) et de sensibiliser la population au fait qu’il faut pouvoir accueillir généreusement les réfugiés sur des terres sans conflits. 

Expo dans la prison 

L’exposition sera une installation multimédia montée symboliquement dans l’ancienne prison du pavillon Charles-Baillairgé du musée. Six anciennes cellules vont servir de salles d’expo. Les trois documentaristes se sont associés à la sculpteure montréalaise Karine Giboulo pour ce projet. 

Habille pour raconter des histoires de réalités socio-économiques ou politiques en créant de petites figurines en argile polymère, Karine Giboulo a reconstitué, dans une des cellules, des scènes du camp de réfugiés. Des scènes qui se démultiplieront grâce à des miroirs. 

PHOTO FOURNIE PAR L’ARTISTE

Une des scènes créées par l’artiste Karine Giboulo pour l’exposition Errance sans retour

« La cellule fera partie intégrante de l’œuvre qui pourra être vue un visiteur à la fois par la porte de la prison, dit-elle. Pour découvrir un paysage infini de cabanes flottant dans la cellule. À l’image de tous ces gens en flottement dans cette prison à la fois naturelle et artificielle qu’est leur camp de réfugiés. » 

La communauté rohingya de Québec a aussi contribué à l’expo. Mohammed Shofi, dont des membres de la famille sont réfugiés au Bangladesh, a traduit, non sans émotion, les témoignages souvent horribles des rescapés. On trouvera également dans l’expo des dessins d’enfants, des poèmes (« la poésie est un exutoire pour les réfugiés », dit Mélanie Carrier) et des cerfs-volants fabriqués à Québec par des enfants de familles de réfugiés venant de plusieurs pays du monde. 

PHOTO FOURNIE PAR L’ARTISTE

Une des scènes créées par l’artiste Karine Giboulo pour l’exposition Errance sans retour

« Ce sera plus qu’une exposition, dit Mélanie Carrier. Ce sera une opportunité d’aller plus loin, de témoigner de cette tragédie par l’art et de réaliser que ce genre de drame est encore possible. » « Si l’expo peut éveiller des consciences, on pourra dire mission accomplie », ajoute Renaud Philippe. 

Errance sans retour, au Musée national des beaux-arts du Québec, du 31 janvier 2020 au 24 janvier 2021. 

PHOTO FOURNIE PAR L’ARTISTE

Une des scènes créées par l’artiste Karine Giboulo pour l’exposition Errance sans retour

L’histoire de Zorina Khatun

Témoignage recueilli par Renaud Philippe lors de son séjour dans le camp de Kutupalong en 2018. 

Âgée de 53 ans, Zorina Khatun a vu, un jour, arriver des jeunes bouddhistes et des militaires dans son village où logeaient 360 familles. Tous les habitants ont été arrêtés. Les jeunes ont été attachés les mains dans le dos et ont été battus. Devant elle, son frère (âgé de 25 ans) et deux de ses neveux ont été tués au pistolet. 

« Ils n’avaient rien fait pour mériter ça, dit-elle. Juste parce qu’ils étaient rohingya. » 

Quand elle a vu ça, elle a perdu l’audition, la vue et la parole. Elle était en état de choc. Ensuite, les militaires ont brûlé vivant plein de gens. Des enfants, des femmes. Ils ont brûlé les maisons et leurs biens. Ils ont mis le feu à tout. 

PHOTO RENAUD PHILIPPE, FOURNIE PAR LE MNBAQ

Réfugiée rohingya au Bangladesh, Zorina Khatun est âgée de 53 ans.

« J’avais une grande maison, j’avais plein de vaches, une ferme, dit-elle. Nous étions une famille riche, maintenant je n’ai plus rien. » 

On lui a dit de partir. Elle est maintenant dans ce camp, au Bangladesh. 

« Tous les jours, je pense au gouvernement du Myanmar qui nous a tués, tous les jours j’ai ça dans la tête, profondément, dit-elle. Nous ne sommes pas des animaux, nous sommes des humains. Ils ne font ça qu’aux Rohingya, à personne d’autre. » 

La nuit, elle ne dort pas. Elle prie. « Allah accepte-moi et aide-moi pour aller dans un autre pays », dit-elle.