Les musées d'ici n'ont pas les moyens de ceux de Paris ou de New York, mais ils présentent néanmoins des expositions prestigieuses grâce à l'emprunt d'oeuvres à d'autres musées, institutions ou collectionneurs. Ce jeu de coulisses se prépare des années à l'avance et ne s'accomplit pas sans un argumentaire béton. Incursion dans un univers fascinant où, au-delà de l'argent, la «pertinence académique» est plus forte que tout.

CONTRER «LA FORCE DE L'ARGENT»

«On a l'impression que les oeuvres arrivent par magie, mais non...» lance Nathalie Bondil, directrice générale et conservatrice en chef du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM).

Même si le MBAM n'a pas les moyens du musée d'Orsay, il crée beaucoup d'expositions prestigieuses qui sont ensuite appelées à partir en tournée. C'est le cas de l'exposition en cours sur Alexander Calder - qui connaît un grand succès - lancée par Mme Bondil.

Il faut être créatif, explique-t-elle. Oui, ce serait formidable de faire une exposition sur Van Gogh ou Vermeer. Mais bonne chance!

«La première question à se poser, c'est: "Est-ce un projet réaliste?", indique Nathalie Bondil. Le nerf de la guerre, c'est d'avoir des oeuvres à exposer. Comme quand on fait un film, on veut le meilleur casting.»

Comment s'y prendre quand on n'a pas le budget d'une superproduction? «Il faut que le sujet soit assez fort pour convaincre les prêteurs de la pertinence du projet.»

Avec un argumentaire d'une grande «qualité scientifique et académique».

«Quand on demande des oeuvres de Calder ou de Picasso, il y a énormément de compétition partout dans le monde. Il faut se démarquer avec la force de notre projet.»

De nombreuses oeuvres de Calder exposées au MBAM - il y en a 150 - ont rarement été présentées ou ne l'ont jamais été. Certaines ont aussi été restaurées pour l'occasion. Si la Calder Foundation et de grands musées comme le Centre Pompidou, le Guggenheim, le Whitney et le Metropolitan Museum of Art ont fait des prêts, c'est forcément en raison de l'angle novateur de l'exposition sur Calder en tant «qu'inventeur radical».

Et si Thierry Mugler a décidé que le MBAM allait présenter la première exposition mondiale sur son travail en haute couture - il avait refusé des offres de plusieurs autres institutions muséales -, c'est grâce aux arguments de Mme Bondil et au succès de l'exposition sur Jean Paul Gaultier en 2011.

Autre bon coup: l'exposition Napoléon - Art et vie de cour au palais impérial, présentée au début de 2018, avec plus de 400 oeuvres et objets provenant de près de 60 prêteurs. L'exposition conçue par le MBAM tournera dans quatre villes au total, dont Fontainebleau, où se trouve le musée Napoléon 1er en France. «C'est un an et demi. C'est énorme comme durée de prêts.»

«L'art ancien, c'est fragile et difficile à obtenir, et il y a plein de projets sur Napoléon, souligne Nathalie Bondil. Or, c'était un projet nouveau d'un point de vue académique et de l'érudition, donc nous avons eu des prêts extrêmement prestigieux.»

«Comme je le dis souvent: nous n'avons pas de pétrole, mais nous avons des idées. Quand on dit qu'un dollar va loin au Québec, c'est vrai», lance-t-elle.

Des musées puissants

Si vous êtes le musée d'Orsay ou le Louvre, avec une riche collection permanente, vous avez de la «puissance» pour négocier, explique Nathalie Bondil.

À Paris, la Fondation Louis Vuitton a aussi les moyens d'emprunter 30 chefs-d'oeuvre de Sergueï Chtchoukine, comme elle l'a fait en 2016.

Sinon, un musée bien nanti comme le Young Museum de San Francisco peut s'offrir «une exposition clés en main» dispendieuse sur Picasso ou l'Égypte ancienne.

«C'est la force de l'argent», résume Nathalie Bondil.

Pour la directrice générale du MBAM, ce n'est pas ce qui l'allume. Elle préfère «les projets plus complexes».

Or, un musée comme le MBAM ne peut pas créer toute sa programmation. Il adapte parfois des expositions, dont celle D'Afrique aux Amériques: Picasso en face-à-face présentée l'été dernier. Et il lui arrive de prendre des projets clés en main. Le MBAM présentera par ailleurs Momies égyptiennes, exposition du British Museum qui a beaucoup voyagé et qui sera dévoilée pour la première fois en Amérique du Nord.

UNE ÉTAPE À LA FOIS

L'automne dernier, Francine Lelièvre a réalisé un rêve de longue date quand le musée Pointe-à-Callière, qu'elle dirige depuis 1992, a présenté l'exposition Reines d'Égypte.

Dans les musées, l'Égypte ancienne rime avec défis. «Ce sont des oeuvres qui ne voyagent pas beaucoup, car elles sont très coûteuses», souligne la fondatrice et directrice générale de la cité d'archéologie et d'histoire de Montréal.

Il y a 20 ans, Mme Lelièvre se souvient d'avoir rencontré le directeur du Musée égyptien du Caire. «L'Égypte était tellement désorganisée. Il m'avait dit d'emprunter aux grands musées d'Europe», se souvient-elle.

Mme Lelièvre aurait pu se tourner vers le Louvre ou le British Museum. «Je ne voulais pas travailler avec eux, car ils m'auraient prêté juste un petit nombre d'objets et je voulais un grand corpus. J'avais plutôt envie de collaborer avec le musée de Turin.»

Il y a des années, le Musée égyptologique de Turin était «peu performant, désuet et il prêtait peu», relate-t-elle. Quand un nouveau directeur est entré en poste, Mme Lelièvre a vu une ouverture. Et elle l'a saisie quand le musée a fermé ses portes pour cinq ans de travaux. «C'est la première fois qu'il prête», souligne-t-elle avec fierté.

Patience et pertinence

La seule exposition ou presque que le musée Pointe-à-Callière a prise «clés en main» est celle sur l'Amazonie. «C'est rare d'en initier autant», dit sa directrice.

Quand on veut emprunter une oeuvre, la patience est de mise, fait valoir la directrice générale de Pointe-à-Callière. «C'est comme quand on fréquente quelqu'un. On ne fait pas la grande demande le premier soir. Il faut développer la relation et s'apprivoiser.»

Et il ne faut pas rater sa chance, car il n'y en a qu'une. «Il ne faut pas essuyer de refus. Il faut préparer le terrain, élaborer une stratégie, avoir fait beaucoup de recherche pour bien connaître ce qu'on veut et pourquoi on le veut.»

«Je n'emprunterais pas La Joconde. On ne me la prêterait pas. Et comme institution, je perdrais ma crédibilité si je demandais cela.» 

Une bonne exposition mène à une autre dans une sorte de «gradation», explique Francine Lelièvre. «Dans la jeune histoire de notre musée, nous avons fait plusieurs bons coups. Même des coups exceptionnels et des exclusivités mondiales.»

Il a fallu des années de travail pour que Mme Lelièvre parvienne à emprunter les sept manuscrits de la mer Morte en 2003 pour l'exposition L'archéologie et la Bible - Du roi David aux manuscrits de la mer Morte. «Les manuscrits n'étaient jamais sortis d'Israël avant de venir ici. Le British Museum nous a appelés pour nous dire: "Vous êtes qui, vous autres?" raconte-t-elle. J'avais une stratégie et j'ai attendu le bon moment.»

Quand Francine Lelièvre avait fait une visite du Musée d'Israël à Jérusalem cinq ans auparavant, jamais elle n'aurait même osé évoquer un emprunt... «J'avais cinq ans pour nous faire connaître.»

«Il a fallu faire l'exposition Trésors des steppes de l'Ukraine avant.»

Puis, il fallait avoir fait Israël pour emprunter les pièces les plus importantes du Musée national de Tokyo pour l'exposition Japon présentée en 2006. «J'ai eu 95 % de leur expo permanente. C'était inespéré!»

«Il faut montrer que le musée est rendu là.» Et il faut être très professionnel...Tout est une question de réputation. «Les musées se parlent entre eux. Cela reste un petit réseau. Les gens s'appellent: "Comment a été la collaboration avec tel musée?"»

Comme l'a dit Nathalie Bondil, conservatrice en chef du MBAM, Francine Lelièvre souligne à quel point il faut habilement justifier l'emprunt de telle oeuvre ou d'un objet en particulier. «Quand j'ai demandé trois pièces au Louvre pour l'exposition de Marco Polo, il a fallu que je démontre en quoi elles étaient essentielles au discours de mon exposition.»

Pour elle, «c'est toujours un plaisir d'aller négocier l'emprunt d'objets». «Et notre moyenne est très bonne.»

Photo Marco Campanozzi, archives La Presse

L'automne dernier, Francine Lelièvre a réalisé un rêve de longue date quand le musée Pointe-à-Callière, qu'elle dirige depuis 1992, a présenté l'exposition Reines d'Égypte.

DU DONNANT-DONNANT

La conservatrice en chef du MBAM a déjà emprunté une oeuvre en promettant qu'elle ferait la page couverture du catalogue de l'exposition. «Il y a toutes sortes de stratégies. Je suis têtue comme une bourrique. Mais à la base, il faut un bon contenu.»

Les contacts aident aussi... ce qui a servi à Nathalie Bondil pour emprunter des oeuvres de Rodin à «une amie» (lire la directrice du musée Rodin, qui a été sa professeure).

Cette exposition était un tour de force avec plus de 170 oeuvres sculptées dans les ateliers d'Auguste Rodin (1840-1917).

Prêter pour emprunter

Pour emprunter, il faut aussi prêter. Du donnant-donnant.

Comme bonne monnaie d'échange, Mme Bondil peut compter sur deux oeuvres de Jean-Michel Basquiat dans la collection permanente du MBAM. «Les prix des Basquiat ont explosé ces dernières années.»

Au moment de notre entrevue avec Mme Bondil, en octobre dernier, le tableau de Canaletto allait partir sous peu en Italie, alors que le Degas devait rentrer de Denver. Mme Bondil prêtera sous peu un tableau de James Tissot au musée d'Orsay. «Nous sommes assez prêteurs», dit-elle.

«Je considère que nous sommes les propriétaires temporaires de nos oeuvres, qui ont des histoires beaucoup plus grandes que nos propres vies. [...] Je me dis toujours : si les oeuvres pouvaient parler...»

Le mystère Jérôme Bosch

Pour ceux que le sujet intéresse, le documentaire Le mystère Jérôme Bosch relate à quel point il a été difficile pour le modeste musée de sa ville natale des Pays-Bas, le Jheronimus Bosch Art Center de Bois-le-Duc, d'emprunter des oeuvres à de grands musées du monde (dont le Prado à Madrid) pour le 500e anniversaire de la mort du grand peintre flamand.

Photo Marco Campanozzi, archives La Presse

Nathalie Bondil a emprunté des oeuvres de Rodin à «une amie».

DES TRANSFERTS SOUS HAUTE SÉCURITÉ

Généralement, de quatre à six semaines s'écoulent entre deux expositions.

Lors de l'arrivée des oeuvres et des objets empruntés à d'autres institutions, il peut y avoir une dizaine de conservateurs ou de prêteurs - voire plus - en même temps au musée.

Pourquoi? Car les oeuvres ont un accompagnateur jusqu'à leur destination finale.

«C'est un ballet, dit Francine Lelièvre, directrice générale du musée Pointe-à-Callière. Il y a une certaine concurrence et un certain stress. Chaque conservateur veut que son objet soit bien présenté par rapport aux autres.»

Il faut aussi respecter certaines intensités d'éclairage.

Les montages de certaines expositions sont plus compliqués que d'autres, souligne Yasmée Faucher, chef de la gestion des opérations au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ).

Dans le cas de l'exposition sur le sculpteur suisse Alberto Giacometti, c'était plutôt simple, car il y avait un seul prêteur.

Pour celle sur la peintre impressionniste Berthe Morisot (1841-1895), il y en avait une trentaine. Il s'agissait d'une exposition itinérante créée conjointement par quatre musées, soit le MNBAQ, la Fondation Barnes de Philadelphie, le Dallas Museum of Art et le musée d'Orsay.

Des personnes accréditées de firmes spécialisées manipulent les caisses de transport. Au préalable, il y a un «constat d'état» de l'oeuvre qui permet de voir si le transport n'a pas causé de dommage.

«C'est toute une logistique de transport avec les douanes pour faire arriver les oeuvres une semaine avant l'exposition, souligne Yasmée Faucher. Les délais sont très courts pour limiter le temps d'emprunt.»

Des nuits blanches la veille du début d'une exposition?

«Non, vous n'exagérez pas», lance Yasmée Faucher.

Sécurité maximale

Quand le musée Pointe-à-Callière emprunte des objets qui datent de milliers d'années, «il y a des pages d'ententes avec des conditions exceptionnelles à signer», souligne la directrice Francine Lelièvre.

Dans le cas des manuscrits de la mer Morte empruntés à Israël, «il y avait un défi de conservation énorme». «Chaque manuscrit avait un déshumidificateur dans sa caisse.»

Bien entendu, «la sécurité est toujours au maximum au musée», souligne Daniel Morin, chef de la sécurité au MNBAQ.

Et lors des montages, «il y a une liste restreinte de gens autorisés à être dans les salles d'exposition. Ils sont contrôlés lors de leurs entrées et de leurs sorties».

The Flux and the Puddle

Dans l'art contemporain et particulièrement en sculpture, le montage et le démontage d'une exposition représentent aussi un exercice délicat. Voyez comment l'équipe du Musée d'art contemporain de Montréal (MAC) a manipulé The Flux and the Puddle, l'oeuvre magistrale du sculpteur montréalais David Altmejd. 

Photo André Pichette, archives La Presse

Lors de l'arrivée des oeuvres et des objets empruntés à d'autres institutions, il peut y avoir une dizaine de conservateurs ou de prêteurs - voire plus - en même temps au musée.