(Québec) Pour quiconque est né après les années 60, la taverne représente un lieu mystérieux, caverneux, à jamais disparu. Que reste-t-il dans l’imaginaire québécois de ces bars où les femmes étaient interdites d’entrée ?

C’est à cet univers, et à la pièce de théâtre mythique qui l’a si longtemps incarné, qu’est consacrée la toute nouvelle exposition du Musée de la civilisation à Québec.

Broue – L’homme des tavernes s’articule autour des décors et des costumes de la pièce portée pendant 38 ans par Michel Côté, Marcel Gauthier et Marc Messier. Les créateurs de Broue avaient fait don de ces saintes reliques au musée en 2018.

Mais le musée a élargi le spectre, en joignant à l’exposition une série de clichés méconnus pris en 1974 par le photographe Alain Chagnon à la défunte Taverne de Paris, rue Saint-Denis, à Montréal.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, LE SOLEIL

L’effet, plutôt réussi, permet de donner à l’exposition un caractère quasi sociologique où deux visions de la taverne se côtoient : celle avant tout bon enfant de Broue et celle plus sombre de Chagnon.

« Quand on a appris en 1979 que la loi était passée, que les femmes rentraient dans les tavernes, on a su que c’était une bonne idée de spectacle », se souvient le comédien Michel Côté.

Les créateurs de Broue ont dépeint un univers de la taverne tel qu’ils le percevaient, alors qu’ils étaient vingtenaires ou jeunes trentenaires.

À Alma, quand j’étais jeune, on allait à la taverne avant d’aller au gril en haut parce que la draft coûtait 15 cents. Alors on prenait trois, quatre verres pour se dégêner et aller cruiser des filles ensuite.

Michel Côté

« Ç’a été ça, la relation de ma génération avec la taverne. On n’était pas des piliers », dit-il.

Pour écrire certains sketches qui composent la pièce, Claude Meunier raconte s’être inspiré de personnages qui fréquentaient sa taverne favorite, avenue du Parc.

Le personnage de Pointu était l’un des habitués du lieu. Il travaillait au Forum comme gardien de sécurité. « Il buvait toute la soirée et il partait toujours chaud en autobus avant d’aller travailler », se souvient Meunier.

« Un soir, Pointu s’était pogné avec Travolta, le pyromane qui partait des feux sur Parc ! Ç’a donné une scène dans Broue. »

Claude Meunier et Louis Saïa, un autre des auteurs, se souviennent d’un monde parfois triste, mais aussi saugrenu et absurde.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, LE SOLEIL

« C’était une taverne ben, ben drôle. Ils faisaient tirer une dinde à Noël, et une baguette de pool », lance Meunier.

L’exposition du Musée de la civilisation illustre bien cet aspect de la taverne. L’une d’elles a même été recréée. Le visiteur peut déambuler dans la taverne reconstituée et écouter des extraits audio, lire des coupures de journaux, se replonger dans ce lieu exclusivement masculin. Puis l’exposition s’intéresse à Broue, à ses coulisses, à la scène, etc.

Le côté sombre de la taverne

La salle consacrée aux photos d’Alain Chagnon, qui n’ont pas été exposées depuis 1974, présente une facette plus triste de la taverne, lieu de prédilection des laissés-pour-compte.

Chagnon avait documenté la réalité des habitués de la Taverne de Paris. « Je pense qu’ils n’aimaient pas trop l’image qu’ils reflétaient d’eux-mêmes. Ils ne regardaient pas le hockey au grand écran en riant et en se tapant sur la bedaine. C’était plus triste que ça. »

Le photographe se souvient d’un jour où un client était venu le voir avec deux petites photos en noir et blanc dans ses mains. « Il m’avait demandé de les agrandir. C’étaient des photos de sa femme et de sa petite fille qu’il ne voyait plus depuis de nombreuses années. »

« C’est ça, ma taverne à moi », dit Chagnon.

Mais sa « taverne à lui » et celle de Broue se rejoignent parfois. Tout comme les personnages de la pièce, les sujets de Chagnon se réfugiaient à la taverne pour échapper à leur réalité.

Michel Côté croit que la taverne, malgré tous ses défauts, occupait une place importante pour ces hommes.

« Après trois, quatre bières, la vie devenait un peu plus rose. Et ils avaient la chance de prétendre auprès des autres qu’ils étaient importants, en sachant très bien, eux, qu’ils ne l’étaient pas, ni à la maison, ni au travail, ni socialement », estime le comédien.

« Nos 18 personnages ont un fond dramatique. On voit bien qu’ils sont malheureux, dit-il. Et je pense que sans ce fil dramatique, Broue n’aurait pas aussi bien marché. »

C’est le gouvernement de Maurice Duplessis qui avait interdit les tavernes aux femmes, en 1937, contrairement aux brasseries. En 1979, le gouvernement québécois a mis fin à cette ségrégation anachronique.

Voilà que 40 ans plus tard, la taverne et Broue entrent au musée.

Broue – L’homme des tavernes est présentée par le Musée de la civilisation jusqu’au 3 janvier 2021.