À l'initiative du Centre Clark, 20 centres d'artistes du Québec signent une lettre ouverte, aujourd'hui dans La Presse, pour «dénoncer les abus de pouvoir» dans le milieu des arts visuels. Une réaction à un article publié dans La Presse le 15 novembre dernier.

«Nous, artistes visuels et travailleurs culturels du milieu des arts visuels, réagissons aujourd'hui au silence généralisé qui a entouré et continue d'entourer les comportements inacceptables dont il est fait mention dans cet article. Dans un contexte où les revenus financiers se font maigres et la reconnaissance professionnelle périlleuse, nous toutes et tous unissons nos voix pour dénoncer les abus de pouvoir qui sévissent dans notre milieu, traduits ici en harcèlement psychologique, en viol, en agression physique, en atteinte à la pudeur, à l'intimité et à l'intégrité. Nous condamnons les abuseurs et leurs complices du silence.»

Ainsi débute la lettre ouverte envoyée à La Presse et signée par 20 centres d'artistes visuels de Montréal, Québec, Trois-Rivières, Alma, Gatineau, Rouyn-Noranda, Laval et Saguenay. Une lettre dans laquelle aucun nom de personnalité du milieu de l'art n'est mentionné afin de généraliser un débat, même si elle découle de l'article que La Presse a publié le mois dernier sur les dénonciations d'inconduites sexuelles qui visaient le collectionneur montréalais François Odermatt.

«L'article nous avait beaucoup choqués, dit Manon Tourigny, coordonnatrice à l'administration chez Clark, à Montréal. Les membres de Clark en avaient discuté lors d'une assemblée et tout le monde voulait qu'il y ait une action.»

Manon Tourigny avait vu l'installation de l'artiste Natalie Reis à la foire Papier, en avril dernier à l'Arsenal, une installation dans laquelle Mme Reis racontait l'agression qu'elle dit avoir subie en 2013, justement à l'Arsenal.

«J'avais le goût de brailler tellement c'était lourd, dit Manon Tourigny. On sentait tout le mal qui avait été fait. C'était choquant de savoir que des gens étaient au courant et ne faisaient rien. Mais ça ne m'étonne pas, car, quand les gens ont du pouvoir et de l'argent, c'est comme s'ils avaient une certaine immunité. Ils pensent qu'ils sont intouchables. Il faut qu'ils comprennent que tout le monde a des limites que l'on ne doit pas dépasser. Quand on dit non, c'est non.»

En soutien aux artistes

En se regroupant autour de cette lettre, les centres d'artistes voulaient non seulement dénoncer les inconduites sexuelles, mais aussi affirmer qu'ils soutiennent les artistes.

«On voulait d'abord dire qu'on est tous et toutes derrière les artistes qui ont subi ces inconduites, dit Mme Tourigny. On croit leur histoire. On dénonce les gestes de ce collectionneur qu'on ne nomme pas, car on ne veut pas en rajouter et on veut que toutes les inconduites cessent.»

«Il nous est intolérable de lire et de relire cet article, de sentir que la loi du silence régnant depuis tant d'années puisse avoir laissé des cicatrices aussi monstrueuses, écrivent les centres d'artistes dans la lettre ouverte. Intolérable de lire que quelqu'un puisse être considéré "sans malice" ou "sympa" alors qu'on notifie à des employées de galerie d'éviter de se retrouver seules en sa présence. Intolérable de constater qu'on n'y peut rien, car il est un "gros acheteur".»

«Un système de survie»

Les centres d'artistes incitent les artistes à porter plainte et les institutions de l'art à adopter des attitudes éthiques par rapport aux personnes qui ont des comportements inadmissibles.

«Le système est malsain, on protège les collectionneurs, car ce sont eux qui donnent l'argent. Personne n'ose parler. On ne veut pas que le silence autour de ces inconduites continue. Il faut dénoncer ces inconduites», explique Manon Tourigny, coordonnatrice à l'administration chez Clark.

«Le plus troublant, ajoute l'artiste Catherine Bolduc, c'est que dans notre milieu, il faut toujours protéger nos contacts, vu qu'il n'y a pas beaucoup d'argent. Alors c'est comme si on tolérait des comportements intolérables parce que, comme galerie, on ne veut pas perdre des clients et comme artiste, on essaie de vendre nos oeuvres. On est dans un système de survie.»

Les personnes responsables d'inconduites au Québec devraient-elles être boycottées? «Oui, si on veut adopter un comportement éthique et respecter les artistes, dit Manon Tourigny. Sinon, c'est comme si on soutenait ces personnes au lieu de soutenir les artistes qui ont vécu du harcèlement. On ne peut pas faire fi de ça parce que ces gens ont de l'argent.»

Les musées devraient-ils cesser d'accepter des dons de personnes ayant abusé de leur pouvoir? La lettre ne le leur demande pas et n'appelle pas au boycottage de qui que ce soit. «On ne voulait pas que ce soit une lettre d'accusation, dit l'artiste Yann Pocreau, ex-coordonnateur général du Centre Clark. On mise plus sur nos valeurs de solidarité et de liberté que sur des accusations. On voulait dire que ça suffit, que les artistes en ont ras le bol des abus de pouvoir. Le milieu de l'art est particulier. S'y côtoient la précarité et les millions et des artistes fauchés qui génèrent des oeuvres de luxe.»

«Mais s'il le faut, on continuera à dénoncer les abus de pouvoir, ajoute Manon Tourigny, pour, justement, ne pas rester dans le silence. Pour que ça arrête.»

Photo François Roy, archives La Presse

Trois exemples d'oeuvres de l'artiste visuelle québécoise Natalie Reis, lors d'une exposition à la galerie Trois points, à Montréal, en 2016