C'est l'histoire d'une fille qui voulait être libre de son temps. Une fille qui rêvait de pratiquer son sport de prédilection - le patin à roues alignées - quand ça lui chantait, matin, midi ou soir. L'histoire d'une Montréalaise de l'Ouest-de-l'Île, fille d'un imprimeur, amoureuse des images et encore plus des illustrations, qui s'est mis en tête de faire rayonner leurs illustrateurs dans le monde entier sans quitter son île. Et aujourd'hui, 21 ans après avoir lancé son agence - Anna Goodson Illustration Agency - , Anna Goodson peut dire: mission accomplie.

Non seulement elle a monté une écurie qui compte une soixantaine d'illustrateurs d'ici et d'ailleurs, mais elle a aussi ses entrées dans les plus grandes salles de rédaction, du New York Times au Guardian, en passant par le Wall Street Journal et le Los Angeles Times, ainsi que dans les magazines les plus prestigieux comme L'Obs, le New YorkerRolling Stone et, plus près de chez nous, L'actualité, Châtelaine et Urbania. Tout cela à partir de L'île-des-Soeurs, où Anna Goodson travaille, vit, élève ses deux filles, fait du vélo ou de la course à pied tout en appelant New York, Paris, Londres ou Los Angeles.

«Pour être franche, j'ai lancé mon entreprise en 1996 parce que la vie est courte et que je voulais avoir du fun dans la vie. Je voulais triper tous les jours, être le boss de mes affaires et ne jamais avoir de lundis, ces jours où tu rentres au travail en te traînant les pieds et en rêvant à la prochaine fin de semaine», me raconte Anna dans un petit café de L'île-des-Soeurs.

Veste de cuir noir sur pull et pantalon noirs, mince et grande, Anna Goodson ne fait pas ses 52 ans et ressemble plus à une hipster du Mile End qu'à une fille qui a grandi dans le West Island des années 60 au sein d'une famille d'imprimeurs. 

Son grand-père a fondé en 1911 l'imprimerie Goodson Printers, rebaptisée plus tard Victoria Press. En 1965, son père Jack Goodson a repris l'imprimerie familiale, l'a rebaptisée Hotel Printing et a redirigé ses activités vers la papeterie d'hôtellerie et les menus de restaurants. Anna possède d'ailleurs une collection impressionnante de menus de restaurants montréalais de la fin des années 60.

D'assistante à femme d'affaires

Deuxième des quatre héritiers de Jack Goodson, Anna a d'abord assisté son père dans son imprimerie avant d'aller travailler en publicité, d'y gagner pas mal de fric puis de tout plaquer pour devenir GO au Club Med de Martinique, de revenir au bout de deux mois à Montréal et de travailler pour une agence de photos et de tout lâcher à nouveau pour lancer son agence d'illustrateurs.

L'illustratrice Marie Lafrance se souvient de sa première rencontre avec Goodson: «Nous étions un groupe d'illustrateurs et elle s'est amenée à notre studio avec son pantalon à grosses rayures et un look assez frappant. Elle voulait nous représenter, mais elle n'avait aucune expérience et aucun contact dans le domaine. Nous l'avons tous envoyée promener», rigole l'illustratrice, qui s'est jointe une dizaine d'années plus tard à l'écurie de Goodson - qu'elle a depuis quittée.

L'illustrateur Sébastien Thibault, natif de Matane, a lui-même contacté Anna Goodson il y a six ans, alors qu'elle avait un nom et une réputation enviables et qu'elle prélevait désormais une commission de 30 % sur les contrats obtenus par ses illustrateurs, ce qui en faisait fuir certains.

«J'avais vu son site et j'aimais les illustrateurs dans son écurie. J'aimais aussi le fait que c'était une femme qui défendait l'illustration, évidemment, mais qui avait le sens des affaires et qui ne s'en cachait pas.»

L'illustrateur vivait à Matane (il y vit toujours), signait à l'occasion des illustrations pour Urbania, mais il était obligé de boucler ses fins de mois en faisant du design graphique, n'ayant pas assez de contrats d'illustration pour vivre. Anna l'a pris sous son aile et exploitant son style éditorial et politisé, lui a décroché des mandats au New York Times, à L'Obs et au Guardian. Aujourd'hui, Thibault cumule environ 230 contrats d'illustration par année, y compris un contrat récurrent toutes les deux semaines au Guardian à Londres. «Grâce à elle, je peux vivre de mon métier», reconnaît l'illustrateur.

Même phénomène pour l'illustratrice Nathalie Dion, une serveuse qui rêvait de devenir illustratrice de livres pour enfants et qui, depuis qu'elle s'est jointe à l'agence Goodson, a des contrats avec des maisons d'édition comme Random House, Simon & Schuster, Bayard et des quotidiens comme le Wall Street Journal et le Los Angeles Times.

Prince selon Pablo

L'illustrateur Pablo Lobato était sans le sou à Buenos Aires, en Argentine, quand Anna Goodson a remarqué son travail essentiellement constitué de portraits cubistes, colorés et stylisés de pop stars. Goodson l'a invité dans son écurie et ses illustrations de Madonna, Lady Gaga, Beyoncé, Jagger et Bowie se sont mises à apparaître dans les plus grands quotidiens et magazines, où elles ont fait fureur.

Peu de temps avant la mort de Prince, Lobato avait signé une illustration représentant l'artiste dans le Hartford Courant, le plus grand quotidien du Connecticut. Prince est tombé sur l'illustration et l'a tellement aimée qu'il en a acheté les droits pour la reproduire sur ses t-shirts et sur le fond de scène de son dernier spectacle.

C'est un coup dont Anna Goodson est particulièrement fière. «Parce que j'adore Prince, parce que Pablo était ravi, mais aussi parce que je trouve très cool l'idée qu'une fille de l'île des Soeurs, toute seule dans son bureau avec son adjointe, son ordinateur et son téléphone intelligent, fasse une différence dans la vie des gens.»

Malgré la crise que traversent actuellement les quotidiens, Anna Goodson réussit à tirer son épingle du jeu alors que ses activités migrent de plus en plus vers le web. L'impression papier a beau disparaître et les journaux fermer, le besoin d'illustrations demeure. Et Anna Goodson veille au grain, maintenant ses contacts à New York, Paris, Londres ou Tokyo... sans jamais quitter son île.

Image Pablo Lobato, fournie par Anna Goodson Illustration Agency

Une illustration de Prince signée Pablo Lobato