Avec son exposition Nothing Will Surprise You Here (Rien ne vous surprendra ici), présentée au centre d'art Dazibao, à Montréal, le photographe Velibor Božović s'intéresse à la puissance du lieu imaginé à partir d'un exemple d'imbroglio administratif. Avec, en toile de fond, la guerre, le côté imprévisible de la vie, et un élan d'amour pour sa ville d'adoption...

Il y a un angle kafkaïen dans cette expo de Velibor Božović, même si ce n'est pas l'essence du propos du photographe d'origine yougoslave. La dénomination de rues de Montréal... qui n'existaient pas évoque l'image d'une administration empesée, mais aussi le poids du hasard et de l'incertitude dans la réalisation d'un projet, quel qu'il soit.

Il connaît l'étendue de l'imprévisibilité de la vie, Velibor Božović. En 1984, quand Sarajevo organisa les Jeux olympiques, la Yougoslavie était en paix. Enfin presque. Des tensions nationalistes venaient de poindre, à la suite de la mort de Tito. Velibor avait 18 ans et la tête pleine de rêves. Dix ans plus tard, en 1994, il était à la guerre. Sa ville, Sarajevo, était assiégée. En 2004, il travaillait à Montréal. En 2014, il devenait artiste.

Photo Robert Skinner, La Presse

Pour cette exposition, l'artiste a exploité l'histoire de la dénomination de rues de Montréal... qui n'existaient pas.

Et c'est pourtant de plan qu'il s'agit chez Dazibao. Pour cette expo qu'il a montée grâce à la bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain 2015, Božović s'est inspiré d'un article de The Gazette de 2007, qu'il a retrouvé par hasard il y a trois ans.

RUES FANTÔMES

La journaliste Linda Gyulai y racontait comment la Ville de Montréal avait voulu, en 1988, souligner le 150anniversaire de l'invention de la photographie en donnant à 15 rues et deux parcs d'un quartier à bâtir dans Rivière-des-Prairies les noms de plusieurs photographes (dont William Notman, Alexander Henderson et Ovila Allard), d'anciens propriétaires de La Presse (Jean-Baptiste Gagnepetit et Trefflé Berthiaume) ou encore celui de Mathieu da Costa, premier Noir enregistré au Canada (il a été interprète au service des Français en 1606).

Dix-neuf ans plus tard, en 2007 donc, rien n'avait été fait. Le quartier envisagé n'avait pas vu le jour. « La carte avait pourtant été dessinée avec les noms des rues, si bien que toutes les cartes de Montréal que vous pouviez acheter entre 1988 et 2007 comportaient ces rues et ce quartier, même s'il n'avait jamais été bâti, raconte Velibor Božović. En 2007, le projet immobilier fut officiellement annulé et la Ville cessa d'imprimer ces rues » qui n'existaient pas.

PAS ENCORE DE RUE NOTMAN

Aujourd'hui, certains de ces noms sont entrés dans la toponymie montréalaise, mais pas tous. Toujours pas celui de William Notman, un des plus grands photographes que Montréal et le Canada aient connus. Son oeuvre et son héritage ont d'ailleurs été célébrés cet hiver lors d'une exposition somptueuse au musée McCord.

« Comme immigrant, j'ai lu beaucoup de vieux livres sur la ville de Montréal et vu beaucoup d'images de William Notman pour me rendre compte, un jour, qu'il n'y avait, en fait, pas de rue à son nom puisque le projet n'a pas abouti », dit l'artiste.

Božović est allé repérer les terrains vagues de ce quartier demeuré dans les limbes. Ce coin de verdure, non loin du boulevard Gouin, l'a charmé, notamment un petit bois humide. Il a voulu imaginer de la vie, de l'action en son sein. Des enfants qui jouent, des autos qui circulent, des histoires qui s'écrivent.

L'artiste a photographié les lieux et écrit un scénario pour tourner une vidéo dans cette nature sauvage avec deux personnages qui s'y promènent durant les quatre saisons. Catherine et Gustave (joués par Alexander Bisping et Luiza Cocora) se baladent parmi les arbres en récitant des vers de Baudelaire. Ils se prennent pour Emma Bovary et Léon partis en promenade : « Je ne trouve rien d'admirable comme les soleils couchants, mais au bord de la mer, surtout. » Ils parlent de la vie, de la guerre, de leurs souvenirs. Des discussions liant leur identité au lieu d'appartenance.

Les images sont tranquilles, reposantes comme la nature immaculée qu'elles détaillent. Images d'hiver, de crépuscule. Images d'arbres figés dans la neige. Images de printemps, de reflets dans les marécages, de cris d'oiseaux. Images d'été et de verdure éclatante qui contrastent avec des sujets plus graves, notamment la guerre.

Le travail de l'artiste est poétique et à teneur universelle, mais il est teint par son histoire personnelle, notamment cette guerre qui a déchiré son « magnifique pays » et qui l'a mené au bord du Saint-Laurent. D'abord comme immigrant bosniaque, puis comme ingénieur en aérospatiale chez Bombardier avant qu'il n'obtienne une maîtrise en arts à l'Université Concordia.

« UNE DÉCLARATION D'AMOUR À MONTRÉAL »

L'installation de Velibor Božović (qui comprend une vidéo et des photographies) met le visiteur en garde : le territoire n'est pas la carte, comme la politique n'est pas le bulletin de vote et le mot n'est pas le geste. En même temps, elle rassure. L'homme (son administration notamment) n'est pas parfait, mais crée, parfois malgré lui, des espaces dans lesquels s'engouffrer donne de la liberté et du pouvoir à la fiction, au non-réalisé.

Par son oeuvre et « grâce » ironiquement au projet non abouti, Velibor Božović a incarné, fait vivre un quartier qui n'existait pas. « Un quartier n'est rien s'il n'y a personne à l'intérieur, dit-il. C'est pourquoi Catherine et Gustave habitent, construisent le lieu en le fréquentant, en s'y promenant, en s'y exprimant, avec leurs accents, en français et en anglais. Pour moi, c'est une déclaration d'amour à Montréal, ce travail. »

À Dazibao (5455, avenue De Gaspé, espace 109, Montréal), jusqu'au 17 juin