Ils ont photographié des centaines de vedettes dans les années 60 et 70. Au point de devenir eux-mêmes des étoiles de leur profession. Aujourd'hui, trois anciens photographes de La Presse nous ouvrent leurs albums de photos.

Moments de grâce

Les vedettes veulent plaire. C'est vrai aujourd'hui, ça l'était hier. Dans les années 60 et 70, aucun artiste ne devenait une star sans voir son portrait publié dans les pages de La Presse. Un subtil jeu de séduction s'installait alors entre le photographe du journal et la vedette interviewée.

Auteur de plusieurs portraits mémorables, Pierre McCann se rappelle les conseils de celui qui a été le modèle de toute une génération de photographes: Antoine Désilets.

«Antoine m'a dit: ‟ce n'est pas de faire des photos [qui importe], c'est de voir la photo que tu vas faire. Apprends à voir. Il y a plein de choses qui se passent qu'on ne voit pas."»

Se faire invisible

Certains clichés semblent révéler l'âme du sujet. Ils donnent l'impression d'établir un contact direct avec la vedette. Comme si le photographe se fondait dans le décor et captait le moment précis où l'artiste se dévoile.

«Il faut se faire invisible lorsqu'on photographie les vedettes. [...] Mais les artistes ne sont pas fous. Ils cherchent le photographe du regard. Le m'as-tu-vu est très important dans ce milieu», raconte Antoine Désilets avec son franc-parler habituel.

Qu'à cela ne tienne. Désilets avoue être d'une persévérance inouïe. «Je suis patient. Un maniaque. Obsessif», ajoute celui qui dit ne jamais se départir de son appareil.

Pas facile de faire oublier sa présence. Pierre McCann préfère assister aux entrevues. «Occupé à répondre aux questions du journaliste, l'artiste oublie ma présence.»

Une époque rock'n'roll

Le supplément du samedi dans La Presse - notamment le cahier Spec piloté par René Homier-Roy - avait une excellente réputation auprès des artistes et de leurs agents. «C'était une période formidable. Le journal me donnait carte blanche. J'avais l'humble prétention de faire des choses qui ne ressemblaient à rien», raconte René Homier-Roy.

La presse culturelle était dominée par les journaux à potins, et Spec détonnait. Homier-Roy misait sur un contenu déjanté et une présentation plus osée qui convenait parfaitement à Antoine Désilets et à Pierre McCann. Si le supplément n'a pas connu le succès commercial espéré, sa notoriété était énorme.

En pleine période hippie, les artistes ouvraient leurs portes sans retenue aux photographes du journal.

«Tu pouvais être sur le party tout le temps», avoue Pierre McCann. Et le pire de tous? «Tout ce que je me contenterai de dire, c'est que Tony Roman était tout un numéro!»

Plus réservé, son collègue Michel Gravel trouvait le milieu artistique québécois trop essoufflant. «Je préférais le milieu du cinéma. Robert Charlebois et les autres chanteurs, c'était un peu trop flyé pour moi. Ces assignations étaient plutôt réservées à McCann et à Désilets!», confie-t-il.

Lien de confiance

Michel Gravel tourne lentement les pages de son album souvenir quand son regard s'attarde sur un splendide portrait qu'il avait fait du jeune Gérard Depardieu. «Je m'entendais bien avec lui», murmure-t-il, plongé dans ses souvenirs.

Gravel est manifestement touché. Si Depardieu apparaît maintenant comme un personnage grossier, il n'a de toute évidence pas cette image aux yeux de l'ex-photographe.

«Les artistes [internationaux] sont comme les autres personnes. Ils aiment qu'on leur parle doucement et qu'on leur explique nos intentions», explique Michel Gravel.

Une relation de confiance s'installe. Il nous explique que ces grandes vedettes font escale dans nombre de villes où elles ne connaissent pratiquement personne sinon un relationniste. Son assiduité à couvrir les vedettes du cinéma lui a permis de nouer des relations avec ces célébrités, qui étaient heureuses de collaborer avec un photographe en qui elles avaient confiance.

Chacun de ces grands photographes a sa recette pour immortaliser les vedettes qui marquent leur époque. Pris individuellement, leurs clichés reflètent admirablement la personnalité de la vedette photographiée, mais, mis ensemble, le style du photographe ressort.

Ces clichés ont alimenté le star-system. Si ces images restent gravées dans le temps, le nom qui apparaît le plus souvent sous la photo publiée est celui de ces vedettes méconnues de la caméra. Chacun laisse discrètement une oeuvre considérable.

«Je ne suis pas un artiste. Juste un artisan sérieux, raconte modestement Antoine Désilets. Nous sommes les yeux du peuple.»

Antoine Désilets: voir autrement

Pour comprendre à quel point Antoine Désilets a marqué le photojournalisme, il suffit de dire que les prix décernés chaque année aux auteurs des meilleures photographies de presse portent son nom. Désilets a révolutionné la photo de presse. Rien de moins.

Son collègue Pierre McCann explique l'apport de son mentor: «Antoine Désilets était le modèle de l'époque. Il a amené une nouvelle dimension à la photographie. Du côté du quotidien [Antoine travaillait à l'hebdomadaire Spec], nous étions beaucoup plus journalistes que photographes. Il fallait rapporter la nouvelle par la photo.»

Désilets a fait exploser les conventions qui régnaient dans la photographie à l'époque. Il a inventé de nouveaux cadrages. Pris des angles inédits. Joué avec la lumière et les réflexions. Photographié le soleil de face. Tout amusait son regard. Il ne se séparait jamais de son appareil. Il publiait des portraits d'artistes dont on ne voyait qu'une partie du visage ou des portraits en contrejour où on n'apercevait que la silhouette de l'artiste, mais qu'on reconnaissait pourtant au premier regard.

Apprendre la photo à l'armée

Même sa façon d'apprendre la photo ne manque pas d'originalité. «Il n'y avait aucun endroit au début des années 40 qui donnait des cours de photographie à Montréal. J'ai appris que l'aviation canadienne donnait des cours, alors je me suis aussitôt enrôlé», raconte-t-il.

Un cours rigoureux d'un an et demi, parfait pour ce boulimique de la photo. Aussitôt le cours terminé, l'armée est devenue sans intérêt. «J'ai fait de l'insubordination. On m'a jeté au cachot pour deux semaines pour finalement m'expulser de l'armée», confie-t-il en riant.

«Dans mes gènes, je ne suis pas un photographe reporter. Je ne suis pas un gars pour les meurtres, les feux et les viols. Je l'ai fait durant quatre ans et je me suis tanné», avoue-t-il. Il a quitté La Presse au grand dam de la direction. Pour la première fois, le photographe était devenu une plus grande vedette que la vedette qu'il photographiait.

Irrévérencieux à souhait, il raconte cette anecdote: Robert Charlebois rentre de Paris avec le poète Claude Péloquin, auteur de la chanson Lindberg. Descendant de l'avion, les deux artistes, qui ont manifestement fêté le succès de la tournée, se roulent sur le tarmac, éméchés. «À l'époque, je n'avais pas osé publier cette photo, mais le temps a passé et je l'ai maintenant mise sur mon Facebook...»

«Je suis un loup solitaire. D'autres diront un électron libre», conclut-il. Optons pour l'électron libre.

Le déclic

La mère d'Antoine Désilets est morte très jeune, laissant son père seul avec 10 enfants, en pleine crise économique. Les cinq plus jeunes (dont Antoine, cadet de la famille) ont été placés à l'orphelinat de Nicolet. Son oncle, l'abbé Georges Désilets, avait un atelier scientifique au dernier étage de l'archevêché où il y avait une chambre noire. L'abbé a imprimé une photo sous les yeux du jeune Antoine, ébahi. «C'est magique!», disait l'enfant. Dès ce moment, Antoine a su qu'il deviendrait photographe.

Photo Antoine Désilets, archives La Presse

Michel Tremblay en 1971.

Pierre McCann: la nouvelle d'abord

Rapide, débrouillard, passionné, techniquement irréprochable, le photographe Pierre McCann se voyait confier une large part des assignations de photos délicates.

Son style original et jeune se prêtait à merveille au milieu artistique. Un coup d'oeil à son portfolio plonge l'observateur au coeur des années 60 et 70. Aucun autre photographe ne colle autant à son époque.

Son premier emploi en photographie a été de travailler pour Antoine Désilets à la chambre noire. «Désilets était notre modèle. Pour tous les jeunes photographes de La Presse», admet-il. «Michel [Gravel] est un excellent photographe. Ses photos sont plus songées. Moi, je suis plus snapshot. Voir l'événement et réagir. Désilets va chercher ça par en dessous. Il a complètement un autre angle.»

Un photoreporter pur et dur

Malgré son succès dans le milieu artistique, Pierre McCann demeure un pur photographe de presse. Il excelle dans l'illustration de la nouvelle brûlante et carbure à l'adrénaline. Il n'a pas de sujet de prédilection, mais «pour les manifs, je demandais...», avoue-t-il. «J'aurais beaucoup aimé aller au Viêtnam, mais je n'ai jamais réussi.»

Comme pour la plupart des photographes de presse, son plaisir ultime est de faire la une du journal. «La photo hors-texte qui faisait la une, ça, c'était ma paye», dit-il. Lorsqu'une photo répondait tellement aux besoins de l'actualité qu'elle «pouvait tasser un peu la nouvelle, [...] c'était une petite victoire. Un combat qu'il fallait recommencer le lendemain», ajoute fièrement McCann.

Richard, Riopelle, Leclerc

Deux des faits saillants de sa carrière ont été d'avoir photographié les rencontres entre Maurice Richard et deux icônes du milieu culturel: Félix Leclerc et Jean-Paul Riopelle.

Lors de la séance à l'atelier de Jean-Paul Riopelle, le célèbre artiste avait peint une porte en utilisant les mains de Richard comme pochoir. Une fois l'oeuvre terminée, Riopelle l'avait offerte à Richard. L'ancien capitaine du Canadien n'était pas du genre à rêver d'accrocher un Riopelle aux murs de son salon. Encore moins une porte. Décontenancé, Richard avait avoué à Pierre McCann qu'il ne savait pas qu'en faire. Cette oeuvre a aujourd'hui une valeur inestimable.

Le déclic

Le jeune Pierre McCann déniche un emploi d'été comme commis à La Presse en 1959. Son rôle l'oblige à connaître chacun des services de l'immeuble. «Lorsque j'ai vu les gars [les photographes], ç'a été le coup de foudre. À l'automne, plutôt que de retourner à l'école, je suis allé apprendre la photographie.» Sa passion pour la photo n'a jamais cessé de l'habiter.

PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

Danielle Ouimet en 1970.

Michel Gravel: amant de la pellicule

Photographe attitré du Festival des films du monde, Michel Gravel a côtoyé de nombreuses vedettes internationales.

Habituellement en tournée de promotion, ces grandes stars se prêtaient de bon gré aux recommandations de Michel Gravel, un homme charmant à la voix apaisante. Puisque les portraits de ces vedettes étaient diffusés mondialement, Gravel s'efforçait de les ancrer dans notre réalité. «J'essayais toujours de leur demander de sortir dans les rues de Montréal. Le public pouvait imperceptiblement comprendre leur présence parmi nous.»

Ces sorties lui convenaient très bien. Il avoue préférer la lumière naturelle et laisser ses sujets s'exprimer librement.

«Contrairement à plusieurs de mes collègues, j'aimais beaucoup photographier les artistes. [...] Ils m'apprenaient beaucoup en parlant de leurs créations. Cela me donnait des idées sur ma propre démarche.»

Des faits divers aux stars mondiales

Pourtant, rien ne laissait présager ce tournant plus artistique pour Michel Gravel. Le photographe Jerry Donati lui a donné sa première chance... comme photographe de lutte! «Donati était le photographe officiel de la lutte dans les années 50. C'était aussi lui qui annonçait les combats au centre du ring lors des galas: "Dans le coin gauche, pesant 250 lb..."», se remémore-t-il en riant.

Donati était de la vieille école. Sa voiture était munie d'une radio-police et il patrouillait dans les rues de Montréal toutes les nuits à la recherche de photos de faits divers qu'il revendait aux journaux.

«Jeune photographe, je n'avais pas de voiture. J'empruntais celle de Jerry, qui dormait durant le jour», explique-t-il. La voiture, bien connue des policiers, lui donnait un accès immédiat à toutes les scènes d'événements signalés sur cette radio.

Le talent de Michel Gravel et la finesse de ses clichés lui ont permis de passer des chiens écrasés aux vedettes internationales. «Je n'ai jamais eu l'impression de travailler un seul instant. J'ai été très chanceux», avoue avec nostalgie ce passionné de la pellicule.

Le déclic

«Un photographe habitait l'appartement en dessous du nôtre à NDG. Il partageait un studio avec Sam Getz, un des meilleurs photographes de mode à Montréal à l'époque. Je voyais mon voisin développer ses photos et je l'enviais», raconte Michel Gravel de sa voix douce. «Getz et mon voisin m'ont donné la piqûre... mais les mannequins encore plus!», ajoute-t-il.

PHOTO MICHEL GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Jacques Brel en 1967.