La Fonderie Darling, rue Ottawa dans Griffintown, est une oeuvre d'art en soi: une oeuvre à la gloire des splendeurs postindustrielles de Montréal. Or si l'ancienne fonderie est aujourd'hui un lieu vibrant d'exposition, de création, de diffusion (et aussi le local du fabuleux restaurant Le Serpent) plutôt qu'un édifice en ruine, rongé par la vermine et squatté par les pigeons, c'est grâce à Caroline Andrieux. Montréal à cet égard lui doit une fière chandelle et cela en dépit du fait qu'il fut un temps où cette native du sud de la France et doctorante en histoire de l'art de la Sorbonne ne savait même pas où était Montréal sur la carte.

Spécialiste du recyclage des vieux bâtiments abandonnés, cette amoureuse de la patine et ennemie des cubes blancs aseptisés a transformé en 1990 un vieil hôpital de Paris l'hôpital Bretonneau) en centre d'art en plein coeur du 18e arrondissement.

L'hôpital Éphémère existait depuis deux ans lorsque Francyne Lord, chargée d'art public à la Ville de Montréal, s'y est aventurée. Elle tomba immédiatement sous le charme de ce lieu vivant, peuplé d'artistes, et encore davantage sous le charme de la jeune Caroline Andrieux, l'énergique et souriante femme-orchestre du projet.

Six mois plus tard, à l'invitation du ministère de la Culture, Caroline Andrieux atterrissait à Montréal avec un bébé de deux mois qu'elle allaitait encore. C'était l'automne, les arbres étaient en feu et Caroline Andrieux découvrait avec ravissement nos grands espaces et puis, ô miracle, un immense quartier industriel, laissé à l'abandon: le faubourg des Récollets. Le coup de foudre fut immédiat. L'année suivante, Caroline Andrieux revenait à Montréal avec la ferme intention de s'y installer... temporairement. Vingt deux ans plus tard, elle y est encore. Avec Caroline Andrieux, l'éphémère est souvent durable et l'engagement communautaire, éternel. Ainsi fut-elle récemment de la mobilisation collective pour que le Bâtiment 7 sur le terrain du CN dans Pointe-Sainte-Charles, où elle vit avec sa mère, reste dans la communauté au lieu de devenir une tour de condos.

La belle époque

Assise au comptoir d'une cuisine de fortune au dernier étage de la Fonderie Darling, au milieu d'un magnifique enchevêtrement de tuyaux et de turbines, Caroline Andrieux me raconte, avec un air enjoué, ses premiers pas à Montréal et la révolution esthétique et sociale qu'elle a déclenchée au faubourg des Récollets.

En 1994, après avoir charmé les responsables d'une société paramunicipale, elle a obtenu la permission d'implanter au 16, rue Prince, dans un édifice abandonné, le quartier général du Quartier Éphémère, une association vouée à la création de projets d'art public dans ce secteur délaissé de la ville. Clément Demers, directeur du Quartier international de Montréal, se souvient d'une démarcheuse infatigable, tenace, charmante et dévouée à qui il était impossible de dire non.

C'était la belle époque: une époque de coopération, d'entraide et de liberté débridée. Caroline Andrieux décrit avec affection ce pompier du nom de Jean-Pierre Ferland qui a arrivait tous les soirs avec sa cape pour jeter un coup d'oeil bienveillant sur la dizaine des bâtiments en ruine où les artistes du projet Panique au Faubourg exposaient leurs oeuvres. «On vivait de rien et c'était génial. Le Québec de cette époque était tellement ouvert, accueillant. Pas xénophobe, mais xénophile!»

Les promoteurs immobiliers ne s'étaient pas encore emparés du quartier pour en faire un parc de condos, mais il y avait déjà des projets pour créer une Cité du multimédia. Caroline, elle, poursuivait ses commandos artistiques afin «de nourrir la mémoire historique des lieux transformés par l'art».

La Fonderie Darling

En 2001, sept ans avant le célèbre Moulin à images de Robert Lepage à Québec, son Silophone, une projection d'images sur les silos du Silo no 5, ouvrait la voie à cette nouvelle forme d'intervention visuelle sur les édifices. Entre-temps, son bail de la rue Prince avait expiré et elle était à la recherche d'un autre bâtiment pour son association.

Dans les faits, elle tournait autour de la fonderie des frères Darling depuis un certain temps. La fonderie, qui fabriquait des pièces métalliques et des pompes à vapeur, avait cessé ses activités en 1991.

«L'édifice appartenait à la Ville et il était en ruine, raconte Caroline. Son sol était contaminé, ses fenêtres, explosées. Mais moi, je me disais qu'on ne pouvait pas rêver mieux que d'un tel lieu pour des projets artistiques. J'ai demandé à la Ville de nous prêter l'édifice afin qu'on le restaure. Ils nous trouvaient complètement fous, mais ils nous ont laissés faire.»

Des travaux de restauration ont bientôt été entrepris. Caroline surveillait les opérations depuis une roulotte installée à l'intérieur des murs en ruine de la fonderie. Elle crevait de froid, n'avait pas toujours d'électricité ni d'eau courante, mais elle était prête à toutes les calamités pour voir son projet se réaliser.

La Fonderie Darling telle que nous la connaissons aujourd'hui fut inaugurée en 2002 en présence des gens du milieu de l'art, mais aussi des gens du quartier et d'une poignée d'anciens ouvriers de la fonderie, éblouis par sa transformation et venus y déposer leurs photos et leurs vieux outils.

Ayant d'abord imaginé la Fonderie comme un lieu d'exposition, Caroline ne tarda pas à vouloir y ouvrir des ateliers et des résidences d'artistes. Le chemin fut ardu, mais elle parvint à ses fins, permettant à de jeunes artistes d'ici comme Valérie Blass, Mathieu Beauséjour ou Anthony Burnham d'y faire leurs premières armes.

Depuis, bon an, mal an, grâce à des programmes d'aide ou d'échanges, une dizaine d'entre eux y installent leur atelier ou y élisent carrément résidence quand ils viennent de l'étranger.

Sauf que les temps ont changé. Les tours de Griffintown ont poussé un peu partout autour de la Fonderie. De nouveaux centres d'art privés ont vu le jour dans le coin, comme DHC, le Centre Phi et le 1700 La Poste qui vivent de la générosité de leurs mécènes. Caroline, elle, ne peut pas compter sur une fortune familiale pour faire rouler la Fonderie et ses 35 000 pieds carrés. Le CALQ lui accorde moins de 100 000 $ par an pour ses expos et ses 12 ateliers. Le Conseil des arts de Montréal lui donne un maigre 20 000 $ par an. Bref, elle doit déployer des trésors d'ingéniosité pour arriver à boucler le budget de la Fonderie.

«Mon rêve serait de faire de la Fonderie une authentique petite villa Médicis où les artistes seraient payés pour créer et n'auraient pas d'autres soucis que leur création, mais on n'y est pas encore.»

En attendant de voir son rêve de villa Médicis se réaliser, Caroline a réussi à obtenir de la Ville, une fois de plus, la fermeture de la rue devant la Fonderie pour l'été. Des tables à pique-nique ont été installées sur cette place publique éphémère où les gens du coin viennent faire un tour le soir. Elle a aussi fait appel au Collectif Acapulco de Chicoutimi pour qu'il y installe une oeuvre. Le hic, c'est que l'installation de sept mètres de hauteur coûte 25 000$ à produire et à installer. Faute de fonds, Caroline a lancé une campagne Indiegogo de collecte de fonds en ligne.

Sur le site de la campagne, on peut voir Phyllis Lambert, membre du conseil d'administration de la Fonderie, inciter les gens à souscrire à ce projet à la fois communautaire et artistique. «Il faut des galeries expérimentales comme celle-ci», lance-t-elle. Aux dernières nouvelles, une cinquantaine de personnes avaient contribué à la campagne pour un total de moins de 10 000$. Ce n'est pas suffisant, mais il reste une bonne dizaine de jours pour y souscrire. Caroline voit bien qu'elle risque de ne pas atteindre le montant voulu, mais elle ne baisse pas les bras. Elle ne les a jamais baissés et ne commencera certainement pas aujourd'hui.