Il y a 65 ans, 16 Québécois s'apprêtaient à faire un geste audacieux qui allait s'avérer historique. Le 9 août 1948, les éditions Mithra-Mythe lançaient, à la librairie Henri Tranquille, le livre Refus global, un manifeste décriant le conservatisme de la société québécoise politique et religieuse et rompant avec ses valeurs traditionnelles.

Le manifeste (qui comprenait 10 textes) était signé par un groupe qui estimait que le Québec avait «un sauvage besoin de libération». Mené par Paul-Émile Borduas, alors âgé de 42 ans, et Fernand Leduc (32 ans), le groupe comprenait 14 autres signataires, tous dans la vingtaine: les peintres Pierre Gauvreau (25 ans), Jean Paul Riopelle (24 ans), Marcelle Ferron (24 ans), Marcel Barbeau (23 ans), Françoise Sullivan (23 ans) et Jean-Paul Mousseau (21 ans), le médecin Bruno Cormier (28 ans), la comédienne Muriel Guilbault (26 ans), l'éclairagiste Louise Renaud (26 ans), la designer Madeleine Arbour (25 ans), le photographe Maurice Perron (24 ans), le poète et dramaturge Claude Gauvreau (22 ans), l'écrivaine Thérèse Renaud (21 ans) et la future chorégraphe Françoise Riopelle (21 ans).

Le groupe des peintres automatistes et leurs amis se réunissaient à cette époque dans une maison de Saint-Hilaire, sur les terres natales de Borduas, «qui avait choisi les élèves qu'il souhaitait fréquenter», se rappelle Françoise Riopelle, première femme du peintre et sculpteur. Selon Mme Riopelle, c'est Borduas qui a eu l'idée du manifeste. C'est lui qui a écrit la préface incendiaire du livre qui lui a d'ailleurs causé la perte de son travail à l'École du meuble...

Fernand Leduc, quant à lui, a signé le manifeste lorsqu'il se trouvait en France. Aujourd'hui âgé de 97 ans, le peintre se rappelle dans quel contexte Refus global a surgi: «Duplessis menait et c'était une petite dictature, dit-il en entrevue dans son atelier de l'avenue du Mont-Royal. L'Église était dans le même sens, fasciste et pro-Hitler. L'achat chez nous, ce n'était pas dit, mais c'était contre les juifs. Le Québec était sous ces contraintes. Alors le manifeste a fait scandale, car ça touchait l'Église et le social. C'était un refus social.»

Leduc était le théoricien et le cerveau du groupe des automatistes. «J'étais le seul à écrire, mis à part Borduas, dit-il. Mais on avait tous un besoin de création, même si on n'était pas tous des artistes peintres.»

Borduas aurait eu des réticences à ce que les femmes signent le manifeste. «Je n'ai pas été consciente de ça à ce moment-là, dit Françoise Riopelle. Borduas n'aimait pas beaucoup les femmes. Il nous tolérait parce qu'on était les petites amies [de certains], mais ce n'était pas dans sa nature. Il a été obligé de s'assagir quand Marcelle Ferron est entrée dans le groupe, car elle avait du caractère et il avait du respect pour ce qu'elle faisait.»

S'il y a presque eu une parité hommes-femmes lors de la signature du manifeste, c'est parce que ces femmes n'étaient pas des faire-valoir et avaient du caractère. «Françoise Sullivan faisait beaucoup de danse, dit Françoise Riopelle. Moi, je commençais. Thérèse Leduc écrivait. Marcelle Ferron était artiste. On avait toutes une expression dans quelque chose.»

Comment résonne Refus global en 2013? Est-ce qu'une telle prise de position serait possible ou n'y a-t-il plus de raisons pour un tel combat sur le terrain de la pensée?

«On a toujours besoin de refaire les choses et de les mettre à jour, répond Fernand Leduc. Mais ça, je ne vois personne en ce moment pour le faire, même s'il y a des raisons pour le faire. Quand Refus global a paru, il y avait des raisons qui nous poussaient à le faire. On vit dans le mou aujourd'hui, dans la ouate. Une marée américano-anglaise pousse. La langue fout le camp et on se laisse faire gentiment. Je ne suis pas un sociologue, mais j'ai le sentiment que c'est bien mou. Nous sommes à l'époque du spectacle. On n'y peut rien [...]. Mais il y a des énergies latentes, il faut juste qu'elles puissent se manifester.»