Elle a fait découvrir aux Russes son ami Chagall et a ressorti des réserves les impressionnistes écartés par Staline: à 91 ans, la directrice du musée Pouchkine de Moscou, Irina Antonova, se bat toujours pour réunir une collection éblouissante dissoute en 1948.

Il s'agit de quelque 600 toiles d'impressionnistes et du tournant du 20e siècle, rassemblées avant la révolution de 1917 par de riches collectionneurs russes, et qui constituaient le Musée d'art moderne occidental de Moscou.

Celui-ci a été fermé après la Deuxième Guerre mondiale par le dictateur soviétique au motif qu'il promouvait un art «bourgeois et décadent».

Mme Antonova, une petite femme énergique aux cheveux blancs, se bat aujourd'hui pour la réouverture du musée, dont une partie de la collection avait été transférée à l'Ermitage de Saint-Pétersbourg.

«Personne d'autre ne le fera. J'ai été dans ce musée, j'ai assisté à sa liquidation», explique à l'AFP Mme Antonova, qui dirige depuis 52 ans le musée des beaux arts Pouchkine.

Fin avril, elle a pris le pays à témoin en demandant, en direct à la télévision, au président russe Vladimir Poutine de faire renaître le musée.

Mais le projet fait grincer des dents à Saint-Pétersbourg, l'ex-capitale impériale et éternelle rivale de Moscou, qui refuse catégoriquement de laisser repartir sa partie de la collection.

«Ceux qui sont contre adhèrent au décret de Staline», martèle pourtant Irina Antonova, une femme d'allure aristocratique, qui porte un tailleur élégant et un collier de perles.

À l'issue d'une réunion avec le ministre de la Culture Vladimir Medinski lors de laquelle elle s'est retrouvée seule à défendre son projet, elle a même dénoncé une atmosphère de «peur» dans les milieux culturels russes.

Avec ses 51 Matisse, 48 Picasso et autres Renoir, Monet, Cézanne et Van Gogh, le Musée d'art moderne occidental de Moscou était «le meilleur musée au monde», souligne pourtant celle qui, étudiante, y allait «tous les jours».

En 1948, elle éprouve «une énorme déception et du chagrin» en apprenant que le dictateur soviétique a décidé de se débarrasser de ce «foyer de la culture bourgeoise décadente, nuisible au développement de l'art soviétique».

Fondé en 1923, cinq ans avant le MoMA de New York, le musée a été composé d'oeuvres d'impressionnistes, cubistes et fauvistes confisquées peu après la révolution de 1917 par les Bolcheviques à de riches mécènes russes qui avaient «promu bien avant les autres cet art extrêmement avant-gardiste pour l'époque», raconte Mme Antonova.

«Le musée a été puni pour son indépendance. Il a été dirigé par des gens remarquables qui entretenaient des contacts avec l'étranger, la France, qui achetaient des toiles», explique-t-elle.

En 1949, le musée Pouchkine est choisi pour exposer d'innombrables cadeaux à Staline. «Il ne nous restait plus de place et il a été décidé de confier une partie de la collection à l'Ermitage. C'est ainsi que le musée a péri», raconte-t-elle.

«On joue aujourd'hui Chostakovitch (compositeur en disgrâce sous Staline) et on a reconstruit la Cathédrale du Christ-Sauveur (dynamité sur ordre du dictateur). Pourquoi ne pas récréer le musée?», s'interroge-t-elle.

Les autorités n'ont promis que de rassembler la collection dans un musée virtuel, mais Irina Antonova ne se sent pas vaincue.

«Mon projet ressurgira quand le moment sera plus propice», assure Mme Antonova.

En 1973, au musée Pouchkine, elle avait ressorti les impressionnistes enfouis dans les réserves.

«Cela avait déclenché un tollé, un peu comme maintenant», se souvient-elle.

«Certains peintres disaient que je détestais l'art classique, un délire total», ajoute Mme Antonova, indiquant avoir alors été convoquée «au comité central pour donner des explications».

Mais elle obtient que les toiles ne retournent pas dans les réserves.

La même année Mme Antonova obtient que la Joconde, en route du Japon vers le Louvre s'arrête à Moscou pour deux mois. À cette époque où les frontières sont fermées, le public soviétique fait la queue jusqu'à huit heures pour la voir.

Très respectée dans le monde des musées, Mme Antonova qui parle un français parfait, ainsi que l'italien et l'allemand, réussit à organiser des expositions de Picasso, Modigliani ou Caravage, se faisant prêter des toiles qui quittent rarement leur musée d'origine.

Elle raconte avoir organisé en 1987 une rétrospective Marc Chagall, une promesse faite au peintre d'origine russe auquel elle avait rendu visite en France avant sa mort en 1985.

En 1981, le musée Pouchkine avait accueilli une exposition du centre Pompidou, Moscou-Paris, permettant alors aux Russes de découvrir leurs propres peintres d'avant-garde comme Malevitch ou Kandinsky.

La galerie Tretiakov, l'autre grand musée de Moscou, spécialisée dans l'art russe, «avait dit «plutôt mourir»», raconte Mme Antonova. «Nous l'avons fait et personne n'est mort», sourit-elle.