S'il n'en tenait qu'à lui, Nicolas Baier effacerait les traces de toute sa création d'avant 2008, quitte à nous priver d'un corpus d'oeuvres assez impressionnant, merci. Il est comme ça, Nicolas: perfectionniste, radical et un brin bougon. Heureusement, les oeuvres d'hier n'ont pas disparu et viennent éclairer les plus récentes, comme cette installation monumentale et étincelante au pied de la Place Ville-Marie ou cette murale de miroirs numérisés dans la nouvelle aile du musée Pointe-à-Callière - deux des nombreuses commandes qui font de Baier, 45 ans, un des artistes incontournables de sa génération.

Le bureau de Nicolas Baier est saisissant d'ordre, de symétrie et d'organisation maniaque. Tout est à sa place, codé, classé, rangé. Rien ne traîne. Rien. Nous sommes ici chez un artiste contrôlant à l'extrême, un cas de psycho-rigidité patent, mais paradoxal, puisque la rigidité, ici, ne débouche pas sur une austérité puritaine, mais bien sur une créativité foisonnante, un imaginaire délirant et la méditation inquiète d'un grand anxieux.

Mais je m'aventure sur le terrain du personnel, travers médiatique typique que Nicolas Baier abhorre.

«Je veux parler de tout, sauf de moi, me prévient-il d'entrée de jeu. Parce que ce qui compte, ce sont les oeuvres, pas moi. En plus, en tant qu'artiste visuel, pour gagner ma vie, je n'ai pas besoin de vendre des CD ou des billets de show. J'ai juste à vendre à un collectionneur, qui n'en a rien à cirer de ma vie privée ou de ce que j'ai mangé la veille.»

Me voilà bien prévenue, mais tant pis. Avant de parler des oeuvres de Nicolas Baier, de son esprit scientifique et de son mauvais caractère (qui masque une certaine timidité), de sa démarche artistique née dans la peinture, détournée par la photographie et singularisée dans la numérisation, avant de donner la mesure de son succès auprès des collectionneurs, des commissaires des musées et des grandes entreprises - il a été choisi pour créer une oeuvre commémorative permanente pour les 50 ans de la Place Ville-Marie et fait partie des 60 artistes canadiens de l'expo Oh, Canada au prestigieux Mass Mocca -, voici quelques détails «anecdotiques» sur l'animal.

Nicolas Baier est né à Montréal en 1967. Ses parents étaient des profs d'art. Son père, né à Joliette, a été adopté par une famille allemande, d'où le nom de Baier. Sa mère est une Bouchard du Lac-Saint-Jean. Il a un frère cadet, Olivier, musicien, qui vit au rez-de-chaussée du duplex de Villeray qu'ils ont rénové.

Nicolas a grandi dans le Mile End, a fréquenté les collèges Stanislas, Rigaud et Brébeuf, envoyant promener plusieurs profs au passage. Il a terminé sa vie scolaire à Concordia, à l'époque de Molinari, Yves Gaucher, John McEwen et Guy Pellerin, un prof qui l'a marqué. Il pensait être peintre, il a peint un temps, mais avec la certitude grandissante que la peinture était un art en voie d'extinction. Lentement, mais sûrement, il s'est tourné vers ce qu'il nomme le lieu commun de la photo, qu'il a cherché à détourner de son objectivité.

Le monde des idées, de la philosophie, de la métaphysique et de l'astrophysique le fascine. Il se dit incapable de lire des romans, un genre qu'il juge trop anecdotique, et ne carbure qu'aux essais. Au cinéma, il faut que ça soit Bergman ou Tarkovski, sinon ça ne l'intéresse pas. La télé, n'en parlons pas. Malgré cela, Nicolas Baier ne vit pas une vie de moine ou d'insecte. Il joue au hockey trois fois par semaine, fréquente les bons restos de ses amis restaurateurs et ne refuse jamais une ou plusieurs bières.

De la photo qui, grâce à l'école de Düsseldorf, est devenue dans les années 80 un art en soi, Baier est passé tout naturellement au langage de son époque: la numérisation. Il est d'ailleurs un des pionniers de la numérisation au Québec, un des premiers à sauter l'étape de la photographie pour aller directement au scanneur.

À partir de la fin des années 90, Baier a passé de longues heures enfermé chez lui à numériser les objets ou les matériaux, pour mieux les détourner du réel et créer une nouvelle image ambiguë dont l'identité était floue. Photo? Peinture? Photographie peinte ou peinture photographiée?

Cette ambiguïté apparaît clairement dans certaines oeuvres comme Petits riens (2002), collage et montage d'une centaine d'objets quotidiens, entièrement réalisé avec Photoshop.

«Ce n'est ni de la peinture ni de la photo. Ce sont des numérisations, explique l'artiste. Ce fut long et laborieux: un an de travail. Chaque objet a été numérisé trois fois sur trois de ses côtés.»

Un an de travail aussi pour le monumental Autoportrait, conçu pour les 50 ans de la Place Ville-Marie, une installation de 10 pieds sur 20 et de 350 000$ qui reproduit, à l'intérieur d'un cercueil de verre, une salle de réunion d'aujourd'hui avec table, chaises, ordinateur, téléphone intelligent, mais aussi des objets des années 60, comme un petit projecteur ou les lunettes rondes de l'architecte I.M. Pei.

Baier a mesuré chaque objet, l'a numérisé et l'a reproduit en vrai en atelier à la machine avec une équipe, en respectant l'échelle exacte. Puis il a fait recouvrir cette immense sculpture-photo d'un nickel chromé étincelant.

Le résultat, c'est un bureau exposé au regard de tous, en quelque sorte la revanche de la rue sur les portes closes du pouvoir derrière lesquelles se joue le sort du monde.

«Je ne suis pas un artiste politique ou engagé, mais j'avoue qu'il y a un peu un aspect subversif à la pièce. Pendant les manifs du printemps, je me suis demandé si les carrés rouges n'allaient pas la détruire pour le symbole de pouvoir qu'elle représente.»

En fin de compte, les carrés rouges ont épargné l'oeuvre, mais pas les badauds qui, chaque jour, collent leurs mains ou leur nez sur les vitres qui entourent l'installation, ce qui nécessite un entretien quotidien au Windex.

Pour la murale Vanité 3, qui orne un mur à l'entrée de la nouvelle aile du musée Pointe-à-Callière, Baier a exploré à nouveau l'idée du miroir. Son point de départ: des centaines de vieux miroirs trouvés chez les brocanteurs, les antiquaires, dans les marchés aux puces.

«Je commence par numériser les miroirs, explique-t-il. La plupart du temps, les miroirs ont une surface plus grande que l'aire de captation du scanneur. Je dois donc faire du tuilage et numériser la surface du miroir en chevauchant plusieurs fois la machine sur le verre. À la fin, le papier est recouvert d'une mince feuille d'acrylique lustré.»

À la fin, surtout, notre oeil se retrouve devant une immense fresque sombre et miroitante qui ne réfléchit rien, tout en nous poussant à réfléchir sur ce que nous regardons et ce que nous voulons voir. Baier plaide que tout ce qui l'intéresse, c'est de faire de la poésie et, surtout, de toujours garder l'oeil ouvert parce qu'une oeuvre d'art naît avant tout de l'observation de son créateur.

S'il n'en tenait qu'à lui, Nicolas Baier ne ferait pas d'oeuvres, il se contenterait de les penser et de les imaginer dans sa tête, là où elles sont parfaites et à l'abri des déceptions. Heureusement pour nous, Nicolas Baier sort de sa tête de temps en temps et redescend sur terre pour les réaliser.

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Nicolas Baier en 4 objets:

1. Un objet dont il ne peut se passer

L'ordinateur avec lequel il réalise la plupart de ses projets.

2. Un objet qui ne fait plus partie de sa vie

L'appareil photo, qu'il utilise de moins en moins puisqu'il ne photographie presque plus. Et la sucette.

3. Un objet qu'il aime d'amour

Les vêtements de sa blonde quand elle est dedans.

4. Un objet qu'il déteste

Un outil de mauvaise qualité.