Depuis le déclenchement de la grève, une poignée d'étudiants en design graphique de l'UQAM, inspirés par les affiches de Mai 68 et par les leçons du Black Mountain College des années 40, ont créé l'École de la Montagne rouge, un collectif subversif, créatif et bénévole qui a donné à la grève une étonnante signature visuelle.

Ils ont un local à eux et au milieu du local, un bocal où nagent des centaines de petits carrés rouge en feutre. Ils ont une mallette remplie de faux billets de 325 millions à l'effigie de Jean Charest en souvenir des millions engloutis en pure perte par l'UQAM dans le gâchis de l'îlot Voyageur. Ils ont un exemplaire usé et écorné d'Universités inc., le brûlot d'Éric Martin et de Maxime Ouellet portant sur les mythes de la hausse des droits de scolarité. Ils ont une collection complète de salopettes rouges achetées chez Uniformes St-Henri, tachées de peinture et portées fièrement dans les manifs. Ils ont des t-shirts frappés d'un poing tendu et de l'inscription «Printemps érable», une expression qu'ils ont entendue en février à la radio et qu'ils ont volée aux producteurs de sirop d'érable pour l'offrir à leurs camarades grévistes. Ils ont pour prénoms Guillaume, Cyrus, Eliot, Pierre Olivier, Shayne, Olivier et Valérie. Leur credo est en latin: hodie mihi, cras tibi. Aujourd'hui pour moi, demain pour toi.

Au téléphone, je leur ai demandé s'ils opéraient d'un local clandestin. Le cas échéant, j'étais prête à m'y rendre discrètement en ne révélant leur adresse à personne. Ça les a fait rigoler.

«Notre local n'est pas un secret. Il est dans le pavillon de design de l'UQAM. Mais nous aimons bien l'espèce de mystère autour de ce qu'on fait. Ce ne sont pas tous les étudiants en grève qui savent qui nous sommes, mais ils savent que nous existons quelque part et que nous sommes une sorte de force invisible qui travaille pour la grève», m'a lancé Guillaume Lépine, un grand gaillard qui est l'instigateur et le fondateur de l'École de la Montagne rouge.

Le lendemain du coup de fil, je me suis pointée dans leur local, rue Sanguinet. Ils étaient sept, tous en salopette rouge. Il n'y avait qu'une seule fille dans la mêlée. Valérie Darveau est aussi la seule de la bande qui n'étudie pas en design graphique, mais en journalisme.

Création et militantisme

Pour en revenir à la genèse de leur collectif, c'est Guillaume Lépine qui, sentant la grève approcher, a lancé à ses camarades, tous en deuxième année de design graphique avec lui, l'idée d'un projet parallèle à mi-chemin entre la création et le militantisme. Au départ, personne ne l'a pris au sérieux. Puis à mesure que le vote de grève approchait, le projet de Guillaume s'est précisé.

«L'idée générale, c'était d'offrir à ceux qui n'avaient pas envie de descendre manifester dans la rue l'occasion d'utiliser les arts comme moyen d'action», explique Guillaume Lépine.

«On voulait d'abord être à la fois un atelier de création et un lieu de débats et de réflexion. Au début, on tenait des ateliers avec 60-70 personnes où ça discutait beaucoup et puis l'accélération des événements nous a poussés vers la production», raconte Valérie Darveau.

Le projet de Guillaume Lépine n'était pas le pur produit de son imagination. Grand admirateur de l'oeuvre de Cy Twombly,martiste américain à la croisée de l'abstraction et de l'expressionnisme, c'est en lisant sur sa vie qu'il découvert l'existence du Black Mountain College, une université expérimentale fondée près d'Asheville en Caroline-du-Nord en 1933. Créée en réaction aux universités traditionnelles par des profs davantage considérés comme des guides que comme les détenteurs du monopole du savoir, le Black Mountain College a accueilli sur ses bancs de grands artistes comme John Cage, Merce Cunningham et Willem de Kooning avant de fermer ses portes en 1957.

Un rouge flamboyant

Inspirés par son exemple, Guillaume et ses amis ont donc décidé d'un commun accord de nommer leur projet L'École de la Montagne rouge et d'afficher leur parti pris pour un rouge flamboyant, unifiant et révolutionnaire. La décision a été prise 24 heures avant le vote de grève de l'UQAM. Entre-temps, Guillaume avait rusé pour obtenir un accès illimité à un local au département de graphisme. Il avait aussi commandé des salopettes rouges chez Uniformes St-Henri. Les salopettes sont arrivées pendant l'assemblée générale du 12 février. Guillaume s'est empressé d'enfiler la sienne et de demander en assemblée générale l'appui financier et politique de l'association étudiante. Il l'a obtenu sur-le-champ.

Ainsi est née l'École de la Montagne rouge: un lieu, un local, un atelier, mais aussi une mini-usine de sérigraphie. Ainsi, dans la nuit du 21 au 22 avril, les membres de la Montagne rouge ont voulu battre un record établi par les affichistes improvisés de Mai 68, dont les affiches font l'objet d'un livre qu'ils consultent régulièrement.

Toute la nuit durant, trois équipes de graphistes ont travaillé d'arrache-pied pour produire 2004 sérigraphies faites à la main sur du carton bouilli. Il s'agissait dans les faits d'une série de trois pancartes, reproduites à 600 exemplaires chacune: une première avec l'inscription «Printemps érable», un deuxième intitulée «L'État sauvage», évoquant un État qui refuse le dialogue et cogne sans discernement, et une troisième portant l'inscription «Le combat est avenir», rappelant que les étudiants ne se battent pas tant pour eux-mêmes que pour les générations à venir.

Le matin de la manif, les gens de la Montagne rouge sont allés porter leurs pancartes dans les différents lieux de rassemblement. Ils ont aussi installé une table de sérigraphie portative pour ceux désirant avoir «Printemps érable» inscrit sur leur t-shirt. Puis, ils ont planté au pied du mont Royal 16 érables rouges qui, en poussant, formeront un jour un carré parfait, comme celui des petits carrés rouges.

Les jeunes de la Montagne rouge ne sont pas les auteurs de tous les symboles visuels étonnants qui surgissent dans les manifestations. Parfois, ils ne font que donner un coup de main. Ainsi ont-ils aidé les étudiants en urbanisme de l'UQAM à réaliser leur idée: draper les statues de la ville de rouge. Par contre, l'immense cube de toile rouge qui culbute au-dessus de la tête des manifestants et se voit à des kilomètres à la ronde, c'est d'eux. Tout comme le graphisme et les illustrations de la revue Fermaille, publiée chaque semaine.

«Au fil des semaines, les ateliers ont pris le bord et on s'est transformés en boîte de design bénévole et expérimentale tout en cherchant dans la mesure du possible à maintenir un équilibre entre la production et la recherche», raconte Guillaume.

Étudiants altruistes

Tous sont unanimes: ils n'ont jamais travaillé aussi fort ni appris autant sur l'art et la vie qu'au cours des 82 derniers jours.

«On a énormément évolué depuis le premier jour de la grève. On est plus politisés, plus solidaires, notre interrogation s'est élargie et porte aujourd'hui sur l'université même», affirme Valérie.

Les gens de l'École de la Montagne rouge sont prêts à perdre leur trimestre. «Ça fait longtemps qu'on a mis une croix là-dessus, disent-ils en choeur. Perdre un trimestre, ce n'est rien, surtout quand l'avenir de plusieurs générations est en jeu.»

Depuis le début, leur devise est restée la même: aujourd'hui pour moi, demain pour toi. «Ça, dit Guillaume, j'espère que ça règle une fois pour toutes la question des enfants-rois, dans la mesure où on ne se bat pas pour nos droits de scolarité à nous. On finit dans un an. La hausse ne nous affectera pas vraiment. C'est pour ceux qui suivront qu'on se bat. Ce n'est pas exactement ce qu'on peut qualifier de comportement d'enfant gâté.»

Quand j'ai quitté les jeunes de la Montagne rouge, ils mettaient la dernière touche à une nouvelle affiche et à un nouveau slogan, «Restons phares», des mots de circonstance pour des créateurs dont les oeuvres au rouge flamboyant, brillent comme des phares dans la nuit.