Au début du siècle dernier, Paris est une fête. Qui attire quatre jeunes Américains, aisés et férus d'art: l'écrivain Gertrude Stein, ses frères Léo et Michael, et Sarah, l'épouse de ce dernier. Très vite, sur leurs murs viennent s'accrocher Degas, Renoir, Cézanne, puis se nouer, entre mécènes et bohème, des amitiés fortes avec Matisse et Picasso...

C'est cette incroyable aventure de la famille Stein et de ses collections d'avant-garde, que le Grand Palais de Paris met en scène à compter de mercredi, en forme d'éblouissante plongée dans une époque charnière de l'histoire de l'art, qui voit émerger la modernité.

Le projet, monumental, est en gestation depuis cinq années. Il est réalisé conjointement par la Réunion des Musées nationaux, le Museum of Modern Art de San Francisco et le Metropolitan de New York.

Entre ces deux destinations, l'exposition fait escale jusqu'en janvier dans la Ville lumière, son berceau thématique: ce Paris bohème de Montparnasse, objet d'une fascination sans cesse renouvelée pour des générations entières d'Américains, jusqu'à sa dernière incarnation, le cinématographique «Minuit à Paris» de Woody Allen.

Cette exposition-événement s'articule à la fois autour de chacun des membres de cette fratrie atypique de collectionneurs, issus de la bourgeoisie juive américaine, et autour des artistes qu'ils ont accompagnés, voire portés, saisissant ainsi un extraordinaire et passionnant moment de création. Et ce au travers de près de 200 oeuvres, dont quantité de chefs d'oeuvre, sélection éblouissante venue de diverses collections privées ou publiques et de retour à Paris, sur les lieux mêmes de leur naissance.

Autour des Stein gravitera aussi une galaxie foisonnante de talents, Marie Laurencin et Apollinaire, Djuna Barnes, Max Weber, plus tard les écrivains de la «Génération perdue» (ainsi baptisée par Gertrude), Ernest Hemingway, Scott Fitzgerald, Sherwood Anderson...

L'exposition donne tout d'abord la parole à Léo, le montreur de chemin, qui le premier s'installe à Paris dans une maison atelier, rue de Fleurus, où Gertrude le rejoint.

Léo l'esthète, spécialiste d'art italien, se fait à Paris découvreur audacieux. Il commence sa collection autour de Manet, Degas, Cézanne et Renoir, vite un peu trop chers pour lui. Il se tourne alors vers ses contemporains, devient le premier à acheter un Picasso (période rose) à plus de mille francs, le «Meneur de cheval nu».

Arrive la fiévreuse année 1905. «Une tempête secoue le Salon d'Automne», écrit-il, le choc de la révélation fauve. Léo achète l'objet du scandale, la «Femme au chapeau» de Matisse, qu'il décrit ainsi: «c'étaient les pires taches de peinture que j'aie jamais vues (...) ce que j'attendais sans le savoir».

Michael est l'aîné des Stein, l'homme d'affaires qui finance l'amour de l'art de la fratrie. Avec son épouse, la mystique et sensible Sarah, tout au long des 30 années de leur séjour européen, ils seront les anges gardiens de Matisse, fidèles et constants, l'incitant à créer son académie. Matisse l'incompris, auquel une des plus magnifiques salles de l'exposition est quasi entièrement consacrée. Le couple repartira en 1935 pour les États-Unis, fuyant l'Europe où les fascismes et la guerre menacent.

Dans les salons aux murs recouverts de tableaux où recevaient les Stein, on s'imagine, en 1907, ce jeune homme mince qui tourne et s'interroge, autour d'un autre Matisse acheté par Léo, encore un chef d'oeuvre qui fit scandale au Salon des Indépendants 1907, «Nu bleu, souvenir de Biskra»: est-ce une femme ou une décoration? Ni l'un ni l'autre, mais les deux, constate Picasso.

Les projecteurs du Grand Palais s'allument enfin sur la figure de proue du quatuor, Gertrude, qui tire à elle toute la couverture des Stein. Léo, retourné à ses premières amours Renoir et Cézanne, est reparti pour l'Italie en 1914, frère et soeur s'étant auparavant partagé leur collection commune.

Gertrude Stein, écrivaine hermétique, devient quant à elle cubiste en même temps que Picasso. Leur relation d'amitié s'incarne magnifiquement dans la salle qui leur est consacrée à tous deux, mettant en parallèle l'émergence du travail de Picasso cubiste et la recherche en littérature de Gertrude.

Dans le reste de l'exposition, les salles cubistes, post-cubistes, les années 1920, 1930, 1940, l'impressionnante et égocentrique Gertrude, accompagnée de sa compagne de toute une vie, Alice B. Toklas, a désormais pris toute la place. À l'image de cette sculpture de Jo Davidson de 1923, où elle apparaît massive ou majestueuse, accroupie dans ses jupes de bronze telle un bouddha.

Gertrude Stein trône et patronne Masson, Picabia, adoubant Juan Gris successeur de Picasso, se faisant sculpter ou photographier à l'infini, Man Ray ou Cecil Beaton.

Comme un adieu, et comme un écho à son portrait par Picasso de 1906, son ami Picabia la peint en 1933. Le parcours de l'exposition et l'étonnante aventure des Stein s'achèvent, sur deux toiles d'Atlan achetées par Gertrude peu avant sa mort, en 1946, marquant un nouveau tournant, celui de l'abstraction.

«Matisse, Cézanne, Picasso... L'aventure des Stein», est présentée aux Galeries nationales du Grand Palais du 5 octobre 2011 au 16 janvier 2012.