Michel Goulet n'a jamais le temps de s'asseoir. Le détail serait sans intérêt si l'oeuvre de cet important sculpteur n'était constituée de chaises en inox plantées dans le béton des villes. Celles de la place Roy ont fait scandale. L'une d'elles a même été volée. Retrouvée par hasard, elle a désormais une nouvelle demeure: le Jardin botanique de Montréal.

Michel Goulet arrive au pas de course, échevelé, le visage un peu rouge, mais le sourire allumé et enthousiaste. Il ne pense pas à se plaindre de la pluie qui gâche un peu notre expédition dans les sentiers du Jardin botanique. Il est joyeux comme un type en vacances alors qu'en réalité, cela fait des mois que le sculpteur, Prix Borduas 2008, n'a pas eu une minute de répit.

La veille de notre rencontre, il a inauguré une immense murale assortie d'une de ses célèbres chaises en acier brossé dans les nouveaux locaux de l'école Édouard-Laurin à Saint-Laurent, devant de jeunes écoliers émus. Quelques jours plus tôt, il mettait la touche finale à la scénographie d'Agamemnon, à la Comédie-Française, qui marque sa 10e collaboration avec le metteur en scène Denis Marleau. Pendant deux mois, le sculpteur mué en scénographe a travaillé d'arrache-pied à Paris avec Marleau, à mettre au point un dispositif scénique des plus complexes.

Tout cela entre l'installation de l'oeuvre Un jardin à soi dans le Jardin botanique de Montréal, inauguré cette semaine, et la réalisation d'un projet de 18 chaises incrustées d'extraits de poèmes du monde entier, qui verra le jour l'automne prochain dans les jardins du Musée de l'Ardenne à Charleville-Mézières, la ville natale d'Arthur Rimbaud.

Il n'y a pas à dire: Michel Goulet est un sculpteur occupé. Pourtant, le voici en ce jeudi pluvieux qui patauge dans les allées détrempées du Jardin botanique et me conduit vers sa dernière installation. Il s'agit dans les faits d'un jardin dans un jardin où une chaise en acier ceinturée d'une grille ouvragée invite le promeneur solitaire à se recueillir au milieu d'une nature silencieuse et luxuriante.

La chaise miraculée

La chaise du Jardin botanique est une sorte de miraculée puisqu'elle a été volée de la place Roy, où elle avait été installée avec cinq autres chaises en 1990. Certains se souviendront peut-être de la controverse que l'installation avait suscitée. Michel Goulet, lui, ne l'a pas oubliée.

«Toute cette histoire a été assez pénible à vivre. Les gens du quartier n'étaient pas contents parce qu'ils s'attendaient à quelque chose de plus traditionnel, avec une fontaine et des bancs. Jusqu'à ce moment-là, l'oeuvre publique était une grande chose qui en imposait. Moi, je voulais faire le contraire et imposer la dimension humaine d'une chaise à cet art grandiloquent. Sur le coup, les gens et même certains de mes amis n'ont pas compris. Longtemps, j'ai évité de passer devant cette place, ça me faisait trop mal, c'était trop lourd à porter. Et puis, le temps a passé, la Ville a planté de la verdure et des fleurs et le quartier s'est lentement réconcilié avec l'oeuvre. Aujourd'hui, elle fait vraiment partie du paysage.»

Il reste qu'une nuit, il y a 15 ans, quelqu'un a arraché une des chaises pourtant solidement vissée au béton et l'a volée. Goulet en a aussitôt refait une identique pour la remplacer. Et puis, un jour en 2007, il a reçu l'appel d'un jeune homme. Ce dernier venait d'hériter du contenu d'un garage à Rosemont loué à des locataires qui étaient partis sans payer le loyer. Dans le bric-à-brac, le jeune propriétaire a retrouvé une chaise étrange et d'une lourdeur anormale. À force de l'examiner, il s'est subitement souvenu où il en avait vu une semblable: à la place Roy. Le jeune homme a appelé Goulet, qui l'a mis en contact avec la Ville de Montréal. Une question s'est vite imposée: que faire avec la chaise volée? La remettre à la place Roy à côté de son double et lui redonner son statut de modèle original, ou lui trouver une nouvelle demeure?

Quelqu'un, quelque part, a eu la bonne idée de proposer un transfert au Jardin botanique de Montréal. Michel Goulet n'aurait pu être plus d'accord ni plus heureux. «Placer cette chaise dans un aussi beau paysage, c'est un geste fort qui va directement dans le sens de ma conception de la sculpture», affirme-t-il.

De peintre à sculpteur

Sa conception de la sculpture, Michel Goulet l'a trouvée aux Beaux-Arts à la fin des années 60. Né à Asbestos, élevé à Sherbrooke dans une famille de deux filles et de quatre garçons issus de l'union d'une ménagère et d'un commis voyageur, Goulet pensait devenir peintre. À l'instar de sa grand-mère, il dessinait depuis l'adolescence.

«Je suis arrivé aux Beaux-Arts à Montréal, pressé de devenir peintre. Manque de chance, l'école était occupée par les étudiants. Le jour où les cours ont enfin repris, je me suis retrouvé dans mon premier cours de sculpture et dès que mes mains ont touché la glaise, ç'a été comme un coup de foudre. Je ne voulais plus rien faire d'autre. Ce qui m'a séduit, c'est le côté tactile et direct de la sculpture, mais c'est aussi que la sculpture est encombrante. Elle est en rapport direct, en confrontation, même, avec les objets et avec l'espace. La sculpture dérange. Elle occupe le territoire. On ne peut pas fuir avec la sculpture comme on peut fuir à travers un tableau.»

Va pour l'occupation du territoire, mais pourquoi le faire avec de banales chaises de cuisine? Michel Goulet ne se souvient pas immédiatement du jour ni du moment où le motif de la chaise s'est imposé à son imaginaire. Puis, subitement, une image lui revient: «J'étais en train de figurer une sculpture en forme de lit quand je me suis dit que, dans le fond, une chaise serait un motif idéal pour représenter à la fois le corps et son absence. Une chaise t'appartient dès que tu es assis dessus et appartient à un autre quand tu t'en vas. Il y a là une idée de partage, de communauté, mais aussi quelque chose de transitoire. Mais ce que j'aime par-dessus tout, c'est l'aspect quotidien, sans valeur réelle d'un objet que tout le monde possède dans pratiquement toutes les cultures.»

Les chaises en acier brossées de la place Roy ont en quelque sorte servi de prototypes. Depuis, Michel Goulet n'a cessé de réinventer ses chaises selon le lieu de leur occupation. Aux 6 de la place Roy s'ajoutent celles devant le parc La Fontaine, les 40 devant la Gare du Palais à Québec créées pour le 400e de la ville, mais aussi dans le Jardin des curiosités à Lyon, au Havre en France, à Toronto, Sherbrooke et sur deux plages à Vancouver. Mais l'oeuvre de Goulet, qui a été le premier artiste canadien à exposer une oeuvre d'art public à New York en 1990, ne se limite pas aux chaises. Il travaille autant le papier, le métal, le fil d'acier, le fil de cuivre et le vinyle magnétique pour des sculptures aux formes abstraites et intrigantes. Tout cela en poursuivant en parallèle une réelle carrière de scénographe. Il a déjà enseigné, notamment à la sculptrice Valérie Blass, mais il n'enseigne plus, préférant se consacrer entièrement à la création. «J'ai 67 ans, dit-il, et s'il y a une chose que je n'accepte pas, c'est de faire de la sculpture de vieux. Je veux pouvoir me renouveler jusqu'à la fin et ne jamais être là où on m'attend.»

Même s'il offre aux promeneurs du Jardin botanique, au détour d'une allée discrète, entourée de fleurs et de bouleaux, une place pour s'asseoir et contempler la nature, c'est clair que Michel Goulet n'est pas près de s'asseoir sur ses chaises ni de se reposer sur ses lauriers.