Otto Dix (1893-1969) est un peintre complexe. Il a dessiné, peint et gravé les pires horreurs de la Première Guerre, en toute objectivité, disait-il, selon les principes de Nietzsche. Et, dans les années folles qui suivirent, lui qui préférait les bordels aux partis politiques, il s'intéressa à ce qu'il y avait de plus tordu, dépravé et hideux dans la société allemande, y compris les crimes sexuels. Les nazis virent en lui un dégénéré. Les pacifistes des années 60, un héros. Bien sûr, il n'était ni l'un ni l'autre, comme on le découvrira au Musée des beaux-arts de Montréal.

Pour apprécier cet artiste à sa juste valeur, il faut connaître le contexte dans lequel il a évolué. De ce côté-ci de l'Atlantique, ce n'est pas chose acquise. Aussi le musée de Montréal a-t-il pris les grands moyens pour bien mettre en scène cette exposition qui fut d'abord présentée à New York, à la Neue Gallery. Repères historiques, grands panneaux troués montrant des photos d'époque et des extraits de reportages, extraits de films des grands expressionnistes allemands, évocation d'événements, musique de cabaret des années 20, citations de l'artiste... tout concourt à faire de cette exposition une leçon d'art dans une leçon d'histoire.

Il s'agit de la première exposition jamais consacrée à Otto Dix en Amérique du Nord. Il était temps. Il est même trop tard, a dit cette semaine le commissaire de l'exposition, spécialiste d'Otto Dix, Olaf Peters.

Les oeuvres sont difficiles à faire venir d'Europe, elles ne bougent plus, elles sont trop fragiles, expliqua-t-il. Dix avait mis au point une technique à l'ancienne, détrempe sur panneau de bois recouvert d'un vernis transparent, qui complique la conservation des tableaux. Certains ne peuvent même plus être suspendus aux murs.

La Neue Gallery et le MBA ont tout de même réuni quelque 220 oeuvres - peintures, gravures, dessins, aquarelles -réalisées par Otto Dix entre 1914 et 1939. Depuis la Première Guerre où il révèle, en dessins et peintures, l'atroce vérité sur la guerre des tranchées, en insistant sur ce qu'il y a de plus morbide et sanguinolent. Jusqu'à son «exil intérieur» en Allemagne, alors qu'il est condamné à ne peindre que des paysages bucoliques sur ordre du gouvernement. Après la guerre, il continuera à peindre paysages et portraits de commande, qui n'ont plus le même intérêt, disons, pour l'histoire de l'art.

Le parcours proposé par le MBAM est chronologique et divisé en six étapes. Dans La tranchée, Dix utilise tous les genres à sa portée pour s'exprimer, aussi bien le faux naïf, que la manière cubiste, la caricature ou le dessin sophistiqué à l'ancienne. Cette salle où l'on retrouve, entre autres, la série de gravures intitulée La guerre, est particulièrement troublante. On y est témoin du véritable bain de sang auquel cette sale guerre donna lieu.

La deuxième, c'est La rue, du temps de la République de Weimar, années folles pendant lesquelles certains s'amusent à en mourir pendant que d'autres crèvent de faim. Un temps de désenchantement et de détresse où la société allemande s'écroule, victime de ses excès et de la crise économique. La rue inspire à Otto Dix des oeuvres qui frôlent la caricature, mais qui dénoncent férocement la situation. Puis, c'est Le bordel avec une grande quantité de portraits de prostituées choisies parmi les plus laides qui soient, en contradiction avec l'obsession des Allemands pour le corps parfait.

On entre ensuite dans La galerie où sont rassemblés des portraits plus sages, certains exprimant même la tendresse de Dix pour ses modèles. C'est là que l'on retrouve dans un espace aménagé pour lui, le Portrait de l'avocat Hugo Simons, qui appartient au Musée des beaux-arts de Montréal. Puis vient L'exposition, où il est question des principes nazis concernant l'art, un art qui doit se défaire des influences internationales et servir le peuple allemand. On y voit, sur film, une exposition d'art dégénéré à laquelle participa Otto Dix bien malgré lui. Il y est question aussi des milliers d'oeuvres d'art brûlées par les nazis. Belle leçon d'histoire ici encore.

Enfin c'est Le lac, une sorte de repos ou de repli dans le seul art qui sera permis à Otto Dix: le paysage. Allemand, bien sûr. «J'ai peint des paysages, a-t-il dit dans une entrevue des années 60. C'était bien une émigration...» Mais il préférait ça à l'exil aux États-Unis. «Aller en Amérique? Je pressentais le spectre des Filles de la Révolution américaine qui dictent les règles de l'art. J'ai vivoté anonymement. J'ai peint des paysages, c'était là mon exil.» Ainsi parlait Otto Dix.

Rouge Cabaret. Le monde effroyable et beau d'Otto Dix, au Musée des beaux-arts de Montréal, jusqu'au 2 janvier 2011.