«Là, c'est une photo spéciale que j'ai prise à la demande du docteur Mengele», raconte Wilhelm Brasse, 91 ans, photographe et ancien prisonnier polonais du camp de la mort nazi d'Auschwitz-Birkenau, à la veille du 64e anniversaire de sa libération.

Assis dans un fauteuil à son domicile à Zywiec, dans le sud de la Pologne, Brasse revit les horreurs qu'il fut contraint de documenter au quotidien pendant quatre ans.

«C'étaient des adolescentes juives, des jumelles. Elles étaient si jeunes, toutes terrifiées et encore pleines de pudeur face à un homme de 23 ans», se souvient ce prisonnier n° 3444.

Il tient dans ses mains tremblantes une photo de quatre loques humaines, la seule photo témoignant des expérimentations pseudo-médicales de Joseph Mengele conservée dans les archives d'Auschwitz.

«Je savais qu'elles allaient mourir dans quelque heures ou quelque jours. C'était leur dernière photo», dit-il.

En janvier 1941, sur l'ordre de Rudolf Höss, le commandant du camp d'Auschwitz où furent exterminées environ 1,1 million de personnes, dont un million de juifs, une cellule d'identification de prisonniers, la Erkennungsdienst, est créée.

Brasse y fut affecté dès février avec 7 autres détenus. Leur travail consistait surtout à prendre en photo les nouveaux prisonniers.

«Sauf ceux envoyés directement aux chambres à gaz», dit-il.

«En une nuit, on m'a ordonné de photographier 1100 déportés du camp de Drancy en France. De face, de profil gauche et droit. Un travail à la chaîne». «À l'arrivée à Auschwitz, les gens avaient encore des visages normaux. Quelque semaines plus tard - s'ils étaient encore en vie - ils étaient méconnaissables».

Brasse a documenté d'autres expérimentations, notamment sur des organes génitaux féminins. «Des prisonnières étaient anesthésiées, l'utérus était extrait du corps. Je devais alors photographier les plus petites veines, de très près, utilisant un éclairage fort».

Lui même a été déporté à Auschwitz le 31 août 1940 dans un transport de 460 prisonniers politiques polonais, après avoir été arrêté alors qu'il fuyait vers la Hongrie d'où il voulait regagner l'armée polonaise en France.

«Les Allemands voulaient que je me déclare comme Allemand», raconte ce petit-fils d'un jardinier alsacien qui s'installa au XIXe siècle en Silésie pour travailler au château des Habsbourg de Zywiec.

Il a refusé. «Ma mère était polonaise, je me sentais Polonais, même si je parlais allemand comme mon grand-père et mon père», dit-il.

Il est devenu photographe, car ses parents n'avaient pas d'argent pour payer son éducation. Le portrait est vite devenu sa spécialité.

À Auschwitz, il en a fait par milliers. Le musée en a gardé quelque 39 000.

«J'étais le seul photographe professionnel de l'unité. Les Allemands avaient besoin de moi et cela m'a permis de survivre».

En cas de fuite d'un prisonnier, on devait sortir sa photo, tirer des copies pour la Gestapo.

«Pour identifier un fugitif, je devais photographier sa tête tranchée. Projeté sur un écran, le contour du crâne était comparé à la photo d'archives.

Brasse prenait également des photos des SS, parfois en famille.

Le 17 janvier 1945, à l'approche de l'Armée Rouge, on lui a ordonné de tout détruire. Brasse a tout de même réussi à sauver une partie des négatifs.

Quatre jours plus tard, il fut évacué à pied avec 60 000 détenus encore capables de marcher vers d'autres camps situés plus à l'ouest, avant d'être libéré par les Américains le 6 mai 1945 à Ebensee en Autriche.

Après la guerre, il n'a plus travaillé comme photographe. «Je voyais toujours au fond ces pauvres enfants juifs. Il y a des choses qu'on n'oublie jamais», dit-il les larmes aux yeux et la voix brisée.