Pierre Théberge, directeur du Musée des beaux-arts du Canada depuis 11 ans, après avoir dirigé celui de Montréal pendant près de 10 ans, s'en va. On l'imagine mal ailleurs que dans un musée. «Moi non plus, je ne me vois pas ailleurs «, dit-il en entrevue. Si, à 66 ans, sa santé n'était pas aussi fragile, sans doute aurait-il régné encore longtemps. Son legs : l'ouverture des musées au grand public grâce à des expositions populaires, au risque de choquer l'élite.

«Je suis né a Saint-Éleuthère», dit-il. À la frontière du Québec, du Maine et du Nouveau-Brunswick. «C'est important pour moi que l'art se rende jusque-là. L'art des musées appartient à tout le monde.»

 

Le Wayne Gretzky des musées, comme l'avait surnommé Bernard Lamarre, alors président du conseil d'administration du Musée des beaux-arts de Montréal, a beaucoup à raconter sur le monde des musées, qui a connu plusieurs transformations depuis 40 ans. Peut-être écrira-t-il ses mémoires. Il a en tête plein d'anecdotes qui, sous le couvert de l'humour, lèvent un peu le voile sur les us et coutumes des musées, des conservateurs, des mécènes, des administrateurs - enfin, sur tout ce qui grouille autour de la raison d'être des musées: l'art et ceux qui le font. C'est la raison pour laquelle nous sommes allés le rencontrer à Ottawa, à la veille de sa sortie de scène, officiellement prévue pour aujourd'hui.

Peu de gens le savent, mais Pierre Théberge a d'abord fait parler de lui dans la revue Parti pris comme l'un des fondateurs du mouvement Ti-Pop, au début des années 60. Les «ti-popistes» s'intéressaient à l'art populaire, à ce qu'il y avait de quétaine - bien ou mal - dans l'âme québécoise. À cette époque, le jeune historien ratisse la campagne à la recherche d'art négligé. Aussi bien les portes de grange peintes de motifs géométriques que les cabanes d'oiseaux. Il s'est retrouvé en possession d'une collection importante qu'il a fini par donner à ce qui était alors le Musée de l'homme à Ottawa (aujourd'hui le Musée des civilisations à Hull-Gatineau).

«C'est à cause d'Arthème Saint-Germain, explique-t-il en souriant. Il mettait de la peinture sur des cailloux, faisait des sculptures mobiles, sa maison était entièrement couverte de dessins. Je devais faire une exposition de son travail. Mais il est mort avant. On m'a appelé (j'étais à Londres) pour me dire que ses enfants voulaient tout jeter à la poubelle. Je leur ai fait savoir que je voulais tout acheter. Vous auriez dû voir mon appartement! Il y avait du Saint-Germain partout, sous le divan, sous le lit... Ce fut une surdose... J'ai tout donné au musée.»

Cette aventure a ralenti les ardeurs du collectionneur en lui. Plus tard, quand il est devenu conservateur en chef du Musée des beaux-arts de Montréal, en 1979 (jusqu'en 1985), puis directeur, il a cessé de collectionner. «Pour ne pas être en conflit d'intérêts», précise-t-il.

Aventures à haut risque

Les musées ont changé en 40 ans. Qu'est qui a le plus changé, selon lui? «L'accessibilité, dit-il. La conscience qu'il faut s'ouvrir au grand public. Autrefois, les musées étaient plus guindés, réservés à l'élite, une sorte de clubs privés, comme le Musée des beaux-arts de Montréal. Mais la grande élite montréalaise a fini par s'étioler, le musée a dépéri. J'ai eu la chance d'arriver au musée à ce moment où on voulait ouvrir. Il fallait que ça bouge.»

Mais quand on fait bouger les choses, on dérange, a constaté Pierre Théberge. Au moment où il a pris la direction du Musée des beaux-arts de Montréal, il avait en poche son projet des grandes machines de Léonard de Vinci, une idée de Bernard Lamarre pour le 100e anniversaire de l'ingénierie au Canada. Il était même question que Montréal puisse avoir la visite de La Joconde, ce qui est inconcevable aujourd'hui. «C'est vrai, dit Pierre Théberge. Je suis allé au Louvre et j'ai demandé La Joconde, au risque de faire rire de moi. On m'a répondu que seul l'État pouvait faire sortir le tableau du Louvre et que, si l'État intervenait, les conservateurs du Louvre se mettraient en grève... mais qui ne risque rien n'a rien.»

L'exposition consacrée à Tintin (en 1980) fut une autre aventure à haut risque. «J'avais la moitié du conseil d'administration contre moi, dit-il. Je brassais la cage. J'avais vu cette exposition Tintin à Bruxelles, mais elle n'était pas extraordinaire. Alors j'ai rendu visite à Hergé, qui m'a accordé toutes les permissions nécessaires et prêté des objets.»

Puis il a fait presque le tour du monde pour emprunter à un grand nombre de musées des objets de grande qualité. «Il fallait que ce soit à la hauteur d'un musée. J'ai eu la chance de travailler avec Hélène Lamarche, une grande tintinologue qui était au service d'éducation. On a gagné notre pari quand on a entendu les enfants entrer dans le musée puis monter les marches sur lesquelles étaient transcrits les jurons du capitaine Haddock, en riant de plus en plus fort.»

Musée des beaux chars!

Enfin, la preuve était faite que le musée pouvait sortir de l'ordinaire! Puis il y eut plus tard la présentation de Beautés mobiles, une exposition qui rassemblait les plus beaux spécimens de voitures au monde... «J'ai alors moi-même qualifié le musée de Musée des beaux chars.» On a beaucoup critiqué cette exposition, il y eut même des manifestations, comme si Pierre Théberge commettait un crime en désacralisant le musée.

«Ce qui m'a le plus déçu, dit-il, c'est que les manifestants étaient des artistes d'avant-garde, des gens qui tenaient haut le flambeau de la liberté mais qui n'acceptaient pas que je sois, moi, libre de mes choix.» Pour le directeur du Musée des beaux-arts de Montréal, ce qui importait le plus, c'était d'ouvrir le musée à tous les publics.

Cette ouverture des musées - il a fait de même à Ottawa - est sans doute la marque que Pierre Théberge aura laissée sur son passage. Mais aussi l'originalité des expositions qu'il a lui-même conçues ou dont il a dirigé la réalisation. Que l'on pense à Pablo Picasso: rencontre à Montréal, Cosmos, Les années 20: l'âge des métropoles, Paradis perdus, l'Europe symboliste, pour Montréal. Ou à La grande parade, Portrait de l'artiste en clown et, tout récemment, à La fabrique de l'homme nouveau (Ottawa)...

Au cours d'une période de 20 ans, Pierre Théberge aura dirigé deux des principaux musées au Canada et, toujours, il a été très accessible aux journalistes, plus que la plupart des directeurs de petits musées. Nous aimait-il particulièrement? «En réalité, je suis un homme très timide, plutôt introverti. Mais je crois en ce que je fais. L'art des musées appartient à tout le monde.»

Le rêve de Pierre Théberge, c'est que le Musée des beaux-arts du Canada fasse des petits, qu'il crée des annexes partout au pays, qu'il répande ses collections comme on répand la bonne nouvelle. Que le musée officiel du Canada travaille en collaboration toujours plus grande avec tous les musées provinciaux invités à se servir à la grande table. Et, pourquoi pas, qu'il s'associe à d'autres musées dans des projets d'agrandissement.

Pierre Théberge croit en l'art. C'est un homme qui a la foi. Une foi de toute évidence contagieuse.