La grève des scénaristes aux États-Unis affecte grandement l’industrie audiovisuelle québécoise. Deux tournages ont d’ores et déjà été arrêtés et plusieurs seront vraisemblablement repoussés, voire annulés.

« L’impact est majeur, indique Andrew Lapierre, vice-président et cofondateur de Grandé Studios, qui accueillent chaque année quantité de tournages étrangers à Montréal. Et tout le monde sait qu’elle [la grève] peut durer assez longtemps. »

Déclenché au début du mois, le débrayage des membres du syndicat des scénaristes américains, la Writers Guild of America (WGA), paralyse l’industrie de l’audiovisuel. Les négociations achoppent par rapport aux salaires, ainsi qu’aux redevances pour l’exploitation des œuvres sur Netflix, Disney+ et l’ensemble des plateformes de visionnement sur l’internet.

Au Québec, la grève a interrompu le tournage d’une nouvelle série du réseau Starz, The Venery of Samantha Bird, alors qu’il restait encore deux épisodes (sur huit) à filmer. Mettant en vedette Katherine Langford (13 Reasons Why, Knives Out), ce drame raconte l’histoire d’une jeune femme qui amorce une relation en apparence parfaite avec son amour de jeunesse.

Quant au tournage de Ghost, qui devait commencer au mois de juin, son coup d’envoi a été repoussé à septembre. La comédie à succès de CBS doit revenir pour une troisième saison l’automne prochain.

PHOTO FOURNIE PAR CBS

Une scène de la série Ghost

« Nous sommes bloqués », déclare Aren Prupas, président et président-directeur général de Muse Entertainment, une boîte montréalaise chargée de fournir les services professionnels, y compris monter l’équipe de production, pour plusieurs productions étrangères tournées sur le sol québécois.

On parle d’un arrêt complet sur deux grosses séries américaines. Les techniciens écopent. Ce qui se passe, ce n’est pas le fun pour l’industrie montréalaise.

Andrew Lapierre, de Grandé Studios

La grève des scénaristes a également perturbé le tournage d’une série d’Amazon intitulée The Sticky, produite par l’actrice Jamie Lee Curtis et inspirée du vol historique de sirop d’érable de 2012 au Québec. Le scénario étant finalisé au moment du déclenchement du conflit de travail, les caméras n’ont jamais arrêté de rouler, mais puisqu’en tournage, les questions et ajustements reliés aux textes sont monnaie courante, l’équipe aurait effectué le travail dans « des conditions difficiles », étant donné l’absence des auteurs.

Du côté des Studios Mels, on n’observe « aucun impact » après deux premières semaines de grève, nous répond-on. Mais puisque la plupart des productions américaines débarquent à Montréal l’été, le discours pourrait bientôt changer.

Selon l’AQTIS 514 IATSE, le syndicat des techniciens québécois, la grève affecte « au moins » 800 d’entre eux.

De plus, d’autres conflits de travail pourraient survenir aux États-Unis et ankyloser davantage le secteur audiovisuel. Le syndicat des réalisateurs (Directors Guild of America) et celui des acteurs (SAG-AFTRA) ont tous deux des contrats qui expirent le 30 juin.

« Ça risque de brasser » au Québec

Le marché local pourrait essuyer un nouveau coup dur l’automne prochain, lorsque l’AQTIS 514 IATSE et l’Union des artistes (UDA) entreront en négociations avec l’Association québécoise des productions médiatiques (AQPM) pour renouveler leurs propres conventions. Ces négociations devraient recouper plusieurs points actuellement au cœur des discussions aux États-Unis.

On entend dire qu’on va vivre quelque chose de semblable au Québec. Ça risque de brasser.

Andrew Lapierre, de Grandé Studios

L’UDA n’a pas souhaité commenter l’affaire. De son côté, l’AQTIS 514 IATSE confirme qu’elle compte notamment discuter des conditions de travail et salariales, deux enjeux qui ressortent également des pourparlers aux États-Unis.

PHOTO FOURNIE PAR L’AQTIS 514 IATSE

Christian Lemay, président de l’AQTIS 514 IATSE

« La situation s’est dégradée en raison du sous-financement, indique le président du regroupement, Christian Lemay. La cadence des tournages au Québec est trop élevée. L’industrie doit vraiment se fédérer, s’asseoir et réfléchir. Le gouvernement doit s’impliquer. Sinon, comment est-ce qu’on fait pour retenir la main-d’œuvre ? Le marché de l’emploi est extrêmement compétitif. Les gens ont beaucoup d’options. »

NBC reconduit Transplant

Pour l’heure, la grève des scénaristes hollywoodiens pourrait avoir souri au Québec d’une façon : plus d’une année après avoir présenté sa deuxième saison, la chaîne américaine NBC a récemment annoncé qu’elle avait commandé les troisième et quatrième saisons de Transplant, une série canadienne tournée en anglais à Montréal, et produite par Sphère Média, une boîte québécoise.

Le magazine internet Deadline a profité de l’occasion pour souligner le contexte dans lequel l’antenne avait effectué cette acquisition : « Après deux semaines d’une grève qui pourrait paralyser la production de fictions américaines jusqu’à ce qu’une entente soit signée. » Le drame médical, que Noovo diffuse en français au Québec, met en vedette Laurence Lebœuf.

PHOTO YAN TURCOTTE, FOURNIE PAR BELL MÉDIA

Laurence Lebœuf dans Transplant

« Cette grève peut donner aux Canadiens une chance de présenter des projets aux diffuseurs qui manquent de contenu, observe Aren Prupas, de Muse Entertainment. C’est peut-être une occasion de montrer notre talent. »

Un facteur

La grève n’est pas l’unique cause du ralentissement des tournages étrangers au Québec en 2023, signale Christine Maestracci, présidente-directrice générale du Bureau du cinéma et de la télévision du Québec (BCTQ).

« La situation est préoccupante, juge Mme Maestracci. Elle ne s’est pas améliorée depuis l’an dernier. L’écosystème au Québec fait en sorte qu’on a tout ce qu’il faut pour être un acteur important, mais d’autres [endroits] ont bougé, comme l’Alberta, le nord de l’Ontario, Atlanta, New York et Londres. Ils ont accru leurs moyens pour attirer des tournages étrangers et stimuler leur industrie, en accordant des incitations fiscales, par exemple. D’autres ont donné des incitations financières directement aux productions. D’autres ont choisi d’investir en infrastructures. »

Même son de cloche chez Andrew Lapierre de Grandé Studios : le conflit est loin d’être la seule raison pour laquelle Montréal perd autant de tournages américains.

« Même sans la grève, Montréal aurait souffert cette année en raison d’un manque de compétitivité. C’est difficile de vendre Montréal, surtout quand on regarde Toronto et Vancouver. La Colombie-Britannique et l’Ontario offrent des crédits d’impôt plus avantageux. Se battre contre ça, c’est difficile dans l’état actuel des choses. »

L’histoire jusqu’ici

La Writers Guild of America (WGA) a déclenché la grève le 2 mai dernier, lorsqu’est arrivée à échéance sa convention avec l’Alliance des producteurs de cinéma et de télévision (AMPTP), qui représente les grands studios (Disney, Sony, Paramount, Universal), les services de vidéo sur demande (Netflix, Apple TV+, Prime Video) et toutes les chaînes généralistes (ABC, CBS, FOX, NBC) aux États-Unis.

La principale revendication des scénaristes concerne les redevances pour l’exploitation des séries et films diffusés en continu. Les droits résiduels des auteurs sont beaucoup trop faibles, compte tenu de l’essor des plateformes de visionnement en ligne, estime la WGA, qui veut sa part du gâteau.

Depuis le déclenchement du conflit, les talk-shows de soirée (Jimmy Kimmel Live, The Tonight Show Starring Jimmy Fallon, The Late Show with Stephen Colbert) ont quitté l’antenne, tout comme Saturday Night Live, faute de scripteurs. La production de plusieurs séries de fiction (Stranger Things, Grey’s Anatomy) a également été suspendue.

La dernière grève des scénaristes à Hollywood remonte à 2007-2008. Elle avait duré 101 jours.