La sortie « hors librairie » de l’autobiographie de Ginette Reno, le 6 avril prochain, a eu l’effet d’une bombe dans le milieu du livre, bousculé par l’offensive commerciale menée par le producteur et homme d’affaires Nicolas Lemieux, qui contourne la chaîne du livre.

La nouvelle était écrite noir sur blanc dans un communiqué publié le 2 mars dernier. Le nouvel album de Ginette Reno, C’est tout moi, ainsi que son autobiographie, intitulée simplement Ginette, seront publiés le 6 avril et offerts uniquement en ligne, ainsi que dans les pharmacies Jean Coutu en exclusivité.

Aucune mention des librairies, qui ont plus tard appris qu’elles étaient exclues du réseau mis en place par le producteur et homme d’affaires Nicolas Lemieux (Harmonium Symphonique, Riopelle Symphonique).

« C’est épouvantable », nous dit le président de l’Association des libraires du Québec, Éric Simard, qui est aussi libraire à la Librairie du Square.

Quand tu rentres dans un milieu, tu t’arranges pour respecter les règles. Là, il fait fi des librairies, et il préfère faire affaire avec des pharmacies. Ça a beau être Ginette Reno, je trouve que c’est un faux pas. C’est un pied de nez à la culture.

Éric Simard, président de l’Association des libraires du Québec

Dans les faits, Nicolas Lemieux a ouvert la porte de son magasin en ligne (Oziko) aux libraires qui veulent vendre l’autobiographie de Ginette Reno, mais à ses conditions. Par exemple, il leur offre 15 % de remise – au lieu des 40 % habituels – ; il leur impose des ventes fermes sans possibilité de retours (pour les invendus, ce qui est inédit) ; ou encore, il leur fait payer les frais de transport (normalement assurés par l’éditeur).

« Ce ne sont pas des conditions qui correspondent à notre façon de travailler », nous dit Floriane Claveau, directrice des communications de Renaud-Bray, qui défend « l’expertise » des différents intervenants de la chaîne du livre. Quant à Éric Simard, il n’a pas l’intention de vendre le livre de Ginette Reno à ces conditions. Il dit même souhaiter que la majorité des libraires « refusent de le vendre ».

Pourtant, Nicolas Lemieux dit respecter le métier de libraire, mais il estime qu’il y a « beaucoup trop d’intervenants » dans la chaîne du livre, et que le modèle actuel est devenu « archaïque ».

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Le producteur et homme d’affaires Nicolas Lemieux

En fin de compte, il ne reste presque jamais rien pour l’auteur, on parle de 10 %, mais parfois c’est encore moins. Moi, je gère et je produis des artistes, donc mon rôle est de les aider à faire plus d’argent. Et je veux que les sous restent au Québec. Ce qui n’est pas le cas, surtout lorsque nos produits sont vendus dans les grandes surfaces comme Costco ou Walmart.

Nicolas Lemieux

Depuis cinq ans, Nicolas Lemieux a fait ce même virage en musique, en vendant ses produits hors des magasins et des applications de musique en continu. À ce jour, il dit avoir vendu 150 000 exemplaires de l’album Harmonium Symphonique. C’est donc en suivant la même recette qu’il compte mettre en marché l’autobiographie de Ginette Reno.

« Un écosystème »

Nicolas Lemieux, qui n’a pas voulu dévoiler le nombre d’exemplaires imprimés, ne se lance toutefois pas dans l’édition, une expertise qu’il ne prétend pas avoir. « C’est une job d’être éditeur, mais je ne suis pas obligé d’adhérer à l’aspect commercial de la mise en marché. »

« Ce qu’on fait, c’est de l’autoédition, poursuit-il. Ginette Reno publie son propre livre. C’est la productrice. C’est donc elle qui assure les coûts liés à l’écriture, l’édition, la correction et l’impression du livre. Moi, je m’occupe de la distribution et de la mise en marché. Je me suis entendu avec Ginette sur un pourcentage. »

Mais après avoir déboursé tout l’argent nécessaire pour publier l’ouvrage, payer son auteur (l’auteur-compositeur Lambert), après avoir payé un pourcentage (non divulgué) à Nicolas Lemieux pour la distribution et la promotion du livre, quel pourcentage lui restera-t-il – 15 % ? 20 % 25 % ? « C’est difficile à dire, admet le producteur, qui n’a pas voulu dévoiler de chiffres, mais je pense qu’elle fera beaucoup plus que dans le modèle actuel. »

Le président de l’Association nationale des éditeurs de livres du Québec (ANEL), Jean-François Bouchard, qui est aussi éditeur chez Fides, s’est dit « surpris et déçu » de la démarche entreprise par M. Lemieux.

PHOTO KATYA KONIOUKHOVA, ARCHIVES LA PRESSE

L’éditeur Jean-François Bouchard

On se doute que le livre de Ginette Reno sera un best-seller, et je trouve ça déplorable que les libraires du Québec ne puissent pas bénéficier de ce succès. Une librairie est un écosystème où la vente des best-sellers finance la vente des autres livres. Il n’y a rien d’illégal dans la façon de faire de M. Lemieux, mais ce n’est pas fait en harmonie avec le milieu, c’est fait à côté des règles.

Jean-François Bouchard, éditeur et président de l’ANEL

Nicolas Lemieux est conscient qu’il heurte le milieu du livre. « J’offre une nouvelle façon de fonctionner qui risque de provoquer des discussions, mais pour moi, c’est un wake up call, il faut revoir le modèle actuel. »

« En 2023, ce n’est pas normal qu’il n’y ait pas une répartition plus juste entre les intervenants. La mise en marché est différente aujourd’hui. On prend quand même un risque, ça va nous coûter cher de sortir ce livre, mais on est prêts à le prendre », nous dit Nicolas Lemieux, qui convient tout de même qu’il a affaire à une supervedette.

« Protéger le marché »

Par rapport à la fameuse chaîne du livre – qui a parfois été la cible de critiques –, Éric Simard, dont l’association regroupe 148 libraires, croit qu’il ne faut pas oublier que c’est l’éditeur qui prend le risque financier. « Il y a plein de livres qui ne sont pas rentables, l’auteur reçoit quand même son 10 % », dit-il.

« On peut toujours remettre en question la rémunération de tel ou tel acteur de la chaîne du livre, évalue de son côté Jean-François Bouchard, qui représente 110 maisons d’édition, mais au bout du compte, c’est l’apanage de quelqu’un qui sait qu’il va avoir un très grand succès, ce qui n’est pas le cas de l’immense majorité des auteurs. L’immense majorité ne peut pas se payer le luxe de passer à côté des règles de fonctionnement et 90 %, 95 % des auteurs, s’ils veulent se retrouver en librairie, passent par la chaîne du livre. »

Ginette Reno n’a pas souhaité aborder le sujet avec La Presse. Selon le producteur, la chanteuse est aussi une femme d’affaires. « Elle a analysé différentes options avant d’embarquer dans ma folie, a dit Nicolas Lemieux. Les consommateurs ont évolué, estime-t-il. Il ne faut pas attendre qu’on se fasse gober par tous les blockbusters de la planète. Il faut protéger notre marché. »

De son côté, Jean-François Bouchard, de l’ANEL, estime qu’avant de remettre en question le fonctionnement de la chaîne du livre, « il va falloir nous convaincre des avantages qu’on va y trouver [pour la majorité des auteurs]. Pour l’instant, l’ensemble de cet écosystème est favorable au développement éditorial au Québec. Depuis la nouvelle Loi sur le statut de l’artiste, on est dans une nouvelle donne, il y a une obligation de négociation des ententes collectives, les choses vont se faire différemment, notamment pour les auteurs ».

NOTE : Dans une version précédente de ce texte, le nom du président de l'Association des libraires du Québec a été mal reproduit. Il s'agit bien d'Éric Simard et non d'Éric Lemieux. Nos excuses.