Faire une entrevue avec Yannick Nézet-Séguin n’est jamais un exercice ordinaire. Le maestro que tout le monde s’arrache se montre passionné quand vient le temps de parler de son sujet de prédilection : le pouvoir insoupçonné de la musique. Il ne craint pas non plus le monde des émotions quand il raconte la journée qu’il a vécue à Londres le jour où la reine Élisabeth II s’est éteinte alors qu’il devait diriger un important concert.

Au moment de notre entretien téléphonique, le chef d’orchestre rentre d’une importante tournée européenne en compagnie de l’Orchestre de Philadelphie. Le concert qu’il devait offrir au prestigieux Royal Albert Hall de Londres, le 8 septembre, l’a fait entrer de plain-pied dans la grande Histoire.

« On venait de faire deux concerts à la Philharmonie de Paris. Normalement, nous avons une journée de pause entre deux villes, mais pas cette fois. Nous sommes donc arrivés à Londres par train en début d’après-midi. L’une des premières choses que j’ai entendues est que la reine n’était pas bien. Immédiatement, nous avons eu des réunions avec la direction de l’orchestre et de la BBC afin d’avoir un plan dans le cas où le concert du lendemain serait annulé. »

Précisons que L’île des morts, de Rachmaninov, figurait au programme. Il était hors de question que cette œuvre soit interprétée. Et puis, protocole oblige, il fallait prévoir le fameux God Save the Queen. Mais comment se prépare-t-on à de tels changements en si peu de temps ?

« La BBC nous a fourni des partitions orchestrées par Henry Wood, le chef fondateur des Proms, le festival auquel nous devions prendre part. On a répété l’œuvre une heure et demie avant l’heure du concert et, quelques minutes plus tard, on a appris que la reine venait de mourir. Le concert a été annulé, mais on nous a demandé de jouer quand même le God Save the Queen. »

Quelqu’un du Philadelphia Orchestra a alors rappelé à Yannick Nézet-Séguin que dans les malles de tournée se trouvaient les partitions de trois œuvres prévues pour ce « genre de situation » : le second mouvement de la Symphonie no 7 de Beethoven, l’Adagio de Samuel Barber et le sublime Nimrod d’Elgar. Le choix s’est porté sur cette troisième pièce.

« La BBC a accepté qu’on la fasse. Nous l’avons jouée sans avoir répété. C’était un moment très émouvant. Les spectateurs pleuraient. La déception de ne pas faire le concert est minime quand on prend conscience de l’honneur que nous avons eu de jouer le God Save the Queen et le Nimrod pour les Britanniques. C’est quelque chose que je n’oublierai jamais. »

Plus de temps à perdre

Je ne m’étais pas entretenu avec Yannick Nézet-Séguin depuis la tournée européenne de l’Orchestre Métropolitain, en décembre 2017. Après cela, ce fut l’ascension new-yorkaise, son tourbillon et ses vertiges. Mais aussi les ténèbres de la pandémie. Comme tout le monde, le chef s’est isolé. Et comme tout le monde, il est ressorti transformé par cette expérience planétaire. Pour lui, cela se traduit par « une urgence de répondre aux préoccupations de notre temps ».

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

La pandémie m’a fait réaliser que je n’ai plus de temps à perdre. Ce n’est pas en faisant les choses à petites doses qu’on va avancer. Il faut mettre en action ce que nos idées et nos paroles disent déjà. On dirait que la pandémie m’a amené à mettre mon pied à terre.

Yannick Nézet-Séguin

Dans chacune des villes qu’il occupe – Montréal, New York et Philadelphie –, de même qu’à chaque endroit où il sera invité, le chef d’orchestre compte ainsi utiliser son art pour promouvoir « un futur plus inclusif qui honore la belle tradition des œuvres passées, mais qui converse également avec notre époque ».

C’est au moment de prendre la direction du Metropolitan Opera, en 2018, que Yannick Nézet-Séguin a véritablement pris conscience de l’effet que peuvent avoir ses choix artistiques. « J’avais senti ça avec l’Orchestre Métropolitain et l’Orchestre de Philadelphie. Mais je crois que je me laissais freiner par toutes sortes de considérations. Je voyais ces grandes institutions culturelles comme des paquebots qui ne bougent pas facilement. Et puis, il y a toujours cette crainte de déranger le public. J’ai décidé de faire table rase de tout cela et de foncer. »

Un évènement récent symbolise cette volonté d’être un acteur des changements de son époque. De retour de sa tournée européenne, le chef a retrouvé sa famille du Metropolitan Opera de New York pour une expérience hors de l’ordinaire. Avec une trentaine de musiciens et les chœurs des enfants du Met, il a accueilli la Petite Amal, cette marionnette géante représentant une fillette et dont la présence dans plusieurs villes du monde a pour but de sensibiliser l’opinion publique à la situation des enfants migrants, plus particulièrement celle des enfants syriens.

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La Petite Amal circulant dans les rues de New York. On la voit ici près de la cathédrale Saint-Patrick, le 18 septembre.

Le 14 septembre dernier, la Petite Amal a fait son entrée dans le terminal 4 de l’aéroport JFK au son d’un extrait de Satyagraha, un opéra de Philip Glass qui aborde les thèmes de l’exil et de la résistance. « Cette idée est venue du Met, m’a raconté Yannick Nézet-Séguin. Peter Gelb [le directeur général] et moi avons proposé que nous soyons présents pour accueillir cette marionnette dont j’avais entendu parler. C’est en faisant des gestes comme celui-là qu’on peut procurer de l’émotion et montrer que la musique peut adoucir les moments pénibles. »

Voyez l’arrivée de la Petite Amal

Admirateur d’Elisapie

Yannick Nézet-Seguin a envie de se sentir plus libre de ses choix. Cela a paru lors de la tournée européenne avec l’Orchestre de Philadelphie où plusieurs créations ont fait partie des programmes. Cette conjugaison du passé et du présent, orientée vers l’inclusion et la diversité, est également très présente dans la saison 2022-2023 de l’Orchestre Métropolitain.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Yannick Nézet-Séguin et Elisapie

Dans les programmes qui seront offerts à la Maison symphonique, à la salle Bourgie et dans de nombreuses églises, pas moins de neuf œuvres seront interprétées pour la première fois. À travers cela, on retrouvera une forte présence féminine. Douze œuvres sont de compositrices et quatre cheffes défileront devant le pupitre.

Dans la bouche de Yannick Nézet-Séguin, les mots « liens », « connexions » et « relations » reviennent souvent, notamment quand il est question de la compositrice Elisapie, dont l’œuvre Nunami nipiit (Échos de la terre) sera créée dimanche par l’Orchestre Métropolitain.

Même si on ne parle pas l’inuktitut, la musique nous aide à comprendre ce qu’Elisapie veut dire. On ressent des émotions, on voit des paysages. C’est pour cela que la musique a toujours été un terrain d’entente et de rencontre.

Yannick Nézet-Séguin

C’est à l’occasion de l’émission Le grand solstice, en 2021, que le chef et la compositrice ont fait connaissance. « J’ai toujours été un de ses admirateurs, dit Yannick Nézet-Séguin. J’ai ensuite eu l’idée de faire quelque chose avec elle et tout l’orchestre. »

L’an dernier, la saison de l’Orchestre Métropolitain a été inaugurée avec une œuvre de la compositrice autochtone Barbara Assiginaak. Yannick Nézet-Séguin a pris la décision d’en faire une « tradition » en invitant cette année Elisapie. « Je trouve cela important, symboliquement, qu’on commence nos saisons avec des musiques qui viennent des Premières Nations [et des Inuits]. C’est de là que tout vient et c’est le territoire qu’on partage avec eux. »

Nunami nipiit sera présentée avant Daphnis et Chloé, de Maurice Ravel. Yannick Nézet-Seguin croit que la façon dont le compositeur français « élève la nature » se marie formidablement bien avec l’œuvre d’Elisapie.

Son mandat de chef attitré de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam étant terminé, j’ai demandé à celui qui a eu 47 ans en mars dernier si le fait que ses trois « maisons » soient concentrées en Amérique du Nord lui procure une plus grande stabilité. « Pas vraiment », a-t-il dit en riant.

En effet, l’homme continue de parcourir la planète, récoltant ici un prix (un Grammy pour la « meilleure performance orchestrale de l’année » avec l’enregistrement des Symphonies no 1 et 3 de Florence Price chez Deutsche Grammophon), là un honneur (il a été fait officier de l’Ordre des Arts et des Lettres à Paris).

À travers tout cela, il s’est donné une petite mission de rien du tout : changer le monde grâce à la musique. Comment résister à une telle source d’inspiration ?

Aurores orchestrales, à la Maison symphonique ce dimanche, 15 h

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