L’instant d’une conversation autour de leur carrière, du temps qui passe et du monde qui les entoure, La Presse prend des nouvelles de personnalités chéries des Québécois, qui vivent désormais plus loin des projecteurs.

« On me demande souvent : “Qu’est-ce qu’il devient, Claude Rajotte ?”, lance son amie et ancienne collègue Geneviève Borne. Eh bien, il devient la même chose que d’habitude : il est chez lui et il écoute de la musique. »

De son grand appartement du centre-ville de Montréal, le plus généreux et le plus impitoyable des critiques musicaux, joint par visioconférence, résume son quotidien de jeune retraité de 66 ans. « J’adore ça, ne rien faire. J’aime bien ma petite tranquillité. Je me lève à l’heure que je veux, je me couche à l’heure que je veux, pas de pression. C’est fini, le stress de la vie. »

Il tourne son ordinateur vers son chat, alangui sur un fauteuil. « Ça, c’est Super. » Un compagnon appartenant à une longue lignée de félins aux noms ridicules : Roland, Sphinxe (avec un e, oui), Pouf. « Pouf a fait pouf après seulement un an », blague son ancien propriétaire, l’acidité de son humour n’ayant visiblement pas été diluée par l’âge.

Puis, pendant qu’on y est, l’ex-VJ, qui pilotait sa dernière émission à Musimax en décembre 2015, montre à son interlocuteur le système audio qu’il s’est offert pour son 65anniversaire, et en décrit la qualité à l’aide d’une phrase que devinent déjà ses fidèles.

Ça sonne comme une tonne de briques.

Claude Rajotte

Claude Rajotte prétend qu’il ne fait rien, ce qui est à la fois vrai et faux, dans la mesure où la musique occupe dans sa vie la même place qu’elle a toujours occupée. S’il s’est débarrassé de plusieurs disques lors de son dernier déménagement – « mes remix de Milli Vanilli, je n’y tenais pas spécialement » –, le croque-mort du Cimetière des CD est toujours aussi obsédé par les nouveaux sons, qu’il découvre essentiellement grâce à la haute fidélité du service d’écoute en continu Tidal. La musique demeure sa grande affaire.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Claude Rajotte, en 2001

Son régime auditif ? « Je me lève en écoutant de la musique classique et en regardant mes nouvelles. Quand je fais de la vaisselle, je peux écouter de la muzak totale. Quand je prends mon bain, c’est du jazz des années 1930, 1940. Le soir, de 1 h 30 jusqu’à ce que je me couche [vers 5, 6 h], c’est de la musique drum and bass. » Et les Beatles, son groupe préféré ? « Je n’ai plus besoin d’en écouter, mon cerveau m’en joue tout seul. »

Rajotte a toujours vécu à l’envers du reste de la société, la nuit, et toujours résidé au centre-ville, parce que son agitation l’apaise. Il habitait, à son arrivée dans la métropole en 1982, un appartement de la rue Crescent, entre Sainte-Catherine et De Maisonneuve. « Je pouvais faire tout le bruit que je voulais, faire jouer du punk à 4 h du matin en passant l’aspirateur : aucune plainte. »

Comme un moine

Né en 1955 à Notre-Dame-du-Bon-Conseil, un village à proximité de Drummondville, Claude Rajotte est jusqu’à l’âge de 18 ans ce qu’il appelle lui-même un « gros ». « Je pesais 215 lb à 15 ans. » Il chante ces derniers mots sur un air guilleret. « Tu vois, j’ai toujours dit que 215 à 15 ans, ça ferait une belle chanson de Beau Dommage. » Il assure que les railleries qu’il a essuyées ado n’ont laissé chez lui aucune cicatrice, mais un psychologue un peu retors verrait sans doute dans la méfiance qu’il a toujours entretenue face aux élans de la masse une conséquence de cette mise à l’écart.

Au cœur d’un paysage médiatique où les animateurs doivent au cours d’une même carrière changer souvent de chapeau, Claude Rajotte n’aura jamais été autre chose que Claude Rajotte, ce doux misanthrope d’une curiosité éternellement renouvelée, ce mélomane exigeant aux enthousiasmes communicatifs, ce monomaniaque entretenant une haute idée du pouvoir que possède la musique de faire éclater les cloisons de nos imaginaires. Il s’est dès ses débuts plu à prendre le contre-pied du consensus : « À Bon dimanche [son premier contrat télé], je faisais des chroniques sur Einstürzende Neubauten [groupe allemand de musique industrielle] devant Reine Malo. »

C’est grâce à un appareil acheté par son père dans une pharmacie – « c’était du Françoise Hardy qui jouait et comme mon père voyait que j’aimais ça, il me l’avait offert » – que le jeune homme syntonise CKGM, l’ancêtre de CHOM. « Ç’a été un déclencheur. C’était très artistique. À l’époque, chaque animateur faisait ce qu’il voulait : faire découvrir de la musique. » C’est d’ailleurs à CHOM qu’il aboutira après avoir été limogé de CKOI pour insubordination. « Quand je suis arrivé à CHOM, mon anglais était épouvantable. Je pouvais seulement dire : “Now Led Zeppelin, on CHOM.” Mais je traînais mes dictionnaires avec moi et j’essayais de ne pas fumer trop de battes. »

C’est cette liberté qu’il défendra toute sa carrière. Après son départ du petit écran en 2015, Claude a un temps travaillé pour une entreprise offrant des services de disc-jockey. Un soir, dans un party de bureau de Montebello, le plancher de danse se révolte. « Les gens criaient “Au secours” après une demi-heure. On m’avait demandé une soirée latine. Moi, j’étais allé chercher de la cumbia moderne, de l’électro, alors qu’eux, les pauvres, ils espéraient Despacito. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Claude Rajotte lors des 18 ans de MusiquePlus, avec Catherine Vachon, Geneviève Borne, Marie Plourde et Sonia Benezra, en 2004

« Je peux affirmer que le grand amour de la vie de Claude, c’est la musique », confie Geneviève Borne, une observation qui tiendrait de l’évidence, si elle n’entendait pas l’expression « grand amour » au sens propre, et non comme une hyperbole. « Il est comme un moine qui va se consacrer à l’étude, à des rituels, des prières, de la médiation. Claude, sa vie est dévouée à l’écoute, l’analyse, l’amour de la musique. »

L’ancienne VJ se souvient que son camarade, à l’époque où il recevait plus d’une quarantaine de disques promotionnels chaque semaine, se commandait quand même des dizaines et des dizaines d’albums en importation.

Au contact de Claude, tu te rassures de la normalité de ton propre amour pour la musique. Ça te confirme que tu es normal. Et ça te dit que tu peux être entièrement ce que tu veux dans la vie, peu importe ce que les gens peuvent penser. Si ta mission de vie, c’est de découvrir de la musique, de partager ta passion : parfait, que ce soit ça.

Geneviève Borne

Comme un sketch de RBO

Claude Rajotte a reçu l’an dernier un diagnostic de maladie de Crohn, une maladie inflammatoire chronique de l’intestin qu’il contrôle en s’injectant des médicaments et en soignant son alimentation. Fatigué, il a renoncé dans la foulée à son émission à CIBL. Le micro et la caméra ne lui manquent pas vraiment.

« Une chance que j’ai pu faire mes destroy à l’époque où je les faisais », dit-il au sujet de ces segments auxquels son héritage est souvent réduit, alors qu’il aura aussi été un pédagogue et un guide pour toute une génération.

À la fin de certains épisodes du Cimetière des CD, l’hôte sans pitié suppliciait un album médiocre, en le soumettant à des séances de torture digne de Guantánamo. C’est le cofondateur de MusiquePlus, Pierre Marchand, qui lui avait proposé cette idée après l’avoir vu lancer un disque dans le lunch (!) de Francis Bay. « Je pétais tout le temps des disques, naturellement, même avant de faire des destroy. »

Lors de son retour à MusiquePlus en 2011, Claude Rajotte devait désormais faire approuver ses destroy par la maison de disques de l’artiste auquel il imposait ce martyr. « Une chance que j’ai pu dire toutes les conneries que je voulais à l’époque où c’était permis. Aujourd’hui, je serais poursuivi par tout le monde. » Le bourreau des lasers assure pourtant que personne ne s’est jamais plaint d’avoir été enseveli six pieds sous terre. « Tout le monde comprenait que c’était une joke, que c’était comme un sketch de RBO. »

Regrette-t-il que la télé fasse désormais si peu d’espace à la musique ? « On s’en fout de la télévision, la musique est sur le web maintenant. Je ne sais pas comment les gens font pour regarder des shows comme The Voice. My god... C’est décourageant. Ils devraient faire The Drums à la place, ce serait plus intéressant ! Je dis ça à la blague, parce que j’ai arrêté de haïr du monde. Je ne les écoute pas, c’est plus simple. »

Cette semaine-là, Claude Rajotte mettait en ligne sur Mixcloud, comme il en a l’habitude, une nouvelle sélection de musique drum and bass et jungle. « Quand j’écoute des affaires que j’aime, je me dis : je ne peux pas garder ça pour moi. C’est comme de la drogue. »