L’instant d’une conversation autour de leur carrière, du temps qui passe et du monde qui les entoure, La Presse prend des nouvelles de personnalités chéries des Québécois, qui vivent désormais plus loin des projecteurs.

C’est confirmé : rencontrer Marie Eykel, entendre sa voix, provoque une cascade de doux souvenirs, ceux d’une époque où l’on rentrait de dehors les pieds gelés, juste à temps pour Passe-Partout. Elle nous ouvre sa porte avec toute la chaleur, toute la vivacité que l’on imaginait depuis plus de 30 ans.

« Les quatre dernières années ont été assez rock’n’roll. Moi qui me croyais immortelle, j’ai fait face à ma fragilité », confie pourtant la comédienne de 73 ans, dans le salon de son lumineux condo, à quelques pas du parc Jarry. Quatre années rock’n’roll ? Après avoir traversé un cancer du sein (rapidement endigué en 2018), Marie Eykel s’est fait remplacer les deux genoux, ainsi qu’une hanche. Il y a deux ans et demi, la moitié de son visage s’affaissait, sans avertissement, en une heure. Diagnostic : paralysie de Bell, une maladie soudaine dont elle garde des séquelles somme toute peu apparentes.

Mais je pense que je suis bénie des dieux : j’ai une bonne santé mentale. Ma mère était une joyeuse, une optimiste, une rieuse. C’est peut-être d’elle que je tiens ça. Mais certainement pas de mon père, pour qui tout allait toujours mal.

Marie Eykel

Elle rétropédale. « En fait, ça vient peut-être de mon père ! J’ai tellement haï sa mauvaise humeur que je me suis dit : “Jamais je ne serai comme ça.” »

Du fun avec Marie

Marie Eykel amorce sa vie d’artiste alors que le Québec culturel vit des « années glorieuses », où tant de choses sont encore à construire, donc à rêver. Elle participe au théâtre La Roulotte de Paul Buissonneau et cofonde en 1974 le Groupe de la Veillée avec d’autres jeunes comédiens, dont Gabriel Arcand et Julien Poulin. Quel genre de spectacles présentait la troupe ? Elle sourit. « C’était des trucs un peu nus, beaucoup nus, avec de l’eau, avec du foin. » Du théâtre expérimental, quoi.

PHOTO FOURNIE PAR ALLIANCE ATLANTIS VIVAFILM

Marie Eykel (Passe-Partout) et Jacques L’Heureux (Passe-Montagne)

Ce qui explique sans doute en partie pourquoi le succès beatlesque de Passe-Partout l’a à ce point secouée : on n’étudie pas Grotowski (influent metteur en scène polonais) en rêvant d’être un jour assaillie par des inconnus sur le trottoir. « Ça m’embêtait de ne plus pouvoir aller nulle part sans me faire arrêter », se rappelle-t-elle en s’empressant de préciser que d’avoir pu vivre de son art est une chance inouïe, et que ces intrusions n’étaient jamais le lot des enfants, mais de leurs parents. Au cours de notre heure de conversation, ses propos seront constamment tissés de profonde gratitude et de pure franchise. « J’avais l’impression d’être devenue un bien public, qu’on pouvait s’accaparer de moi. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

L’équipe originale de Passe-Partout : Marie Eykel, Jacques L’Heureux et Claire Pimparé, en novembre 2006

Elle avait l’espoir, après avoir fait ses adieux à ses poussinots, de reprendre sa carrière au théâtre, ce que lui permettra (brièvement) Robert Lepage. En 1998, Marie Eykel remplace pendant trois mois Marie Brassard dans les sept heures de la pièce-fleuve Les sept branches de la rivière Ōta, en Australie et en Nouvelle-Zélande.

« Je savais que Robert était à Paris, alors je suis partie pour la France, mais quand je suis arrivée, il avait déjà quitté, je pense qu’il montait un opéra à Stockholm. Mais j’ai passé la semaine avec la gang des Sept branches, j’allais voir le show tous les jours, je sortais avec eux après. Quand Marie [Brassard] a dû se faire remplacer, tout le monde a dit : “Heille, on a eu du plaisir avec l’autre Marie.” »

Au bout du fil, Robert Lepage parle de Marie Eykel comme d’un « secret bien gardé ». « C’était très l’fun de travailler avec elle, parce que je ne l’avais jamais vue jouer dans autre chose que Passe-Partout, et elle ne pouvait pas exprimer dans Passe-Partout l’ensemble de son camaïeu d’actrice. Alors je pense que ç’a été libérateur pour elle d’arriver au sein d’une gang qui travaille beaucoup par impro. On a découvert tout un côté tragique chez elle. Comme comédienne et comme humaine, Marie a beaucoup de couleurs. »

« J’ai ma part de responsabilité », dit la principale intéressée au sujet de son absence des scènes et des écrans. Aurait-elle pu se démener davantage pour dénicher des rôles ? Sans doute, reconnaît-elle. Lasse d’attendre que le téléphone sonne, elle a renoué au tournant des années 2000 avec les bancs d’école (à Concordia) et est devenue art-thérapeute, un métier qu’elle a notamment pratiqué auprès de groupes de femmes démunies dans Hochelaga.

Mais je pense aussi qu’il y a une part de paresse des réalisateurs, des producteurs, et pas juste avec moi. On s’habitue à voir Claude Legault jouer tel type de personnage, puis on ne pense plus à lui que pour ce type de personnage. C’est très compartimenté.

Marie Eykel

Pas plate

Sur la table de salon de Marie Eykel : un roman d’Emmelie Prophète. Qu’écoute-t-elle ces temps-ci ? Klô Pelgag. Son visage s’illumine.

J’ai un gros coup de cœur pour Klô. Elle est charmante, adorable, éclatante, vivifiante. J’aurais le goût de la croquer. Elle est comme une cerise d’été.

Marie Eykel, à propos de Klô Pelgag

S’intéresser au monde qui l’entoure semble lui être aussi naturel que de respirer, bien qu’elle soit visiblement consciente du risque qui guette quiconque a le luxe de vieillir de désapprendre à se remettre en question. Lors des plus récentes élections municipales, elle offrait son appui à Laurence Lavigne Lalonde (aujourd’hui mairesse de l’arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension), puis à Valérie Plante.

L’ancienne résidante du Plateau a « beaucoup haï Luc Ferrandez », dit-elle en éclatant de rire. « Mais tranquillement, je me suis fait à l’idée qu’il y a des choses qui doivent changer, qu’on ne peut pas continuer à se servir de nos chars comme avant. J’ai cheminé. »

Que pense-t-elle du sort que notre société réserve aux aînés ? « Je ne sais pas si j’ai raison de dire ça, mais je trouve qu’il faudrait d’abord que les vieux se prennent en main, qu’ils arrêtent de se laisser organiser par les autres, de vivre dans le déni de la mort. Dis ce que tu veux et ce que tu ne veux pas, prépare ta vieillesse avant de ne plus être capable de le faire. »

Le kayak, la nage, le ski de fond, ses sorties au théâtre et ses jeunes amies oxygènent son quotidien, se réjouit-elle. « Je me trouve bien chanceuse que des gens des autres générations aient le goût d’être mes amis. Il y a de grands bouts où on ne se rappelle plus notre différence d’âge. On parle de politique, de littérature, on est juste des humains qui se rencontrent. » Être plate n’a pas d’âge, de toute façon. « C’est ça ! Et moi, les gens que je veux rencontrer, c’est les pas plates ! »

Si elle refuse de prononcer le mot retraite – elle tient un rôle de soutien dans le prochain film de Guillaume Lambert, Niagara –, Marie Eykel ne dit oui qu’aux propositions qui l’enchantent vraiment. L’équipe d’En direct de l’univers l’a appelée au cours des dernières années afin qu’elle offre le cadeau de sa présence à deux représentants « pas plates » de la génération Passe-Partout : Yannick Nézet-Séguin et Farah Alibay.

« Quel merveilleux sens que ça donne à ma vie d’avoir pu semer des petites graines dans le cœur de plein de gens qui sont aujourd’hui des adultes généreux et formidables ! Une des phrases clés de Passe-Partout, c’était : “Je suis capable.” Et aujourd’hui, on le voit : vous, les jeunes, vous n’attendez pas que les choses vous arrivent en pensant que tout vous est dû. Vous vous organisez pour réussir. Vous êtes éblouissants. Vous êtes capables. »