Le 25 mai 2020, la mort de l’Afro-Américain George Floyd galvanisait le mouvement Black Lives Matter. Jusque dans les sphères artistiques et culturelles, une sensibilité accrue à la réalité noire a généré un nouvel appel au changement et des promesses de mieux faire. Un an plus tard, artistes et artisans afrodescendants sentent-ils toujours que le vent a tourné ? La Presse en parle avec quatre artistes au cœur de cette promesse.

Gabriella « Kinté » Garbeau

Auteure, fondatrice de la Librairie Racines et libraire

La dernière année a-t-elle marqué un tournant pour les auteurs noirs et dans le milieu de la littérature ?

Je pense qu’en ce moment, il y a une certaine ouverture, mais je garde toujours en tête que si le milieu commence à être ouvert aujourd’hui, c’est à cause de la démarche et des luttes que les personnes et les artistes racisés dans le milieu n’ont pas arrêté de mener. C’est un mouvement en continu et des fois, le mouvement est soulevé par des instants clés, comme la mort de George Floyd. Mais ce qui est dit à ce moment, ce ne sont pas de nouveaux arguments. La créativité des personnes racisées a toujours été là, et ça a été un moyen de survie, même. À la mort de George Floyd, il y a eu plein d’initiatives, plein de dons, plein d’appels à la visibilité et autres choses comme ça. Mais nos vies comptent 365 jours par année. Les artistes créent toutes les saisons et pas juste quand une personne noire meurt. De la même façon qu’on a lutté en continu, il faut que les structures fassent du travail en continu.

La sensibilité à la réalité noire a-t-elle eu un impact sur la demande pour les œuvres d’auteurs noirs ?

Oui, c’est sûr, et ça m’a fait plaisir. Mais je croise les doigts pour que ça continue. Parce que les artistes noirs, on a besoin de manger toute l’année, pas juste quand il y a un mouvement et que les gens viennent pour dire qu’ils ont entendu parler de fragilité blanche et qu’ils voudraient lire là-dessus. On veut pouvoir vivre de nos pratiques artistiques tout le temps.

Est-il plus difficile, encore aujourd’hui, pour un auteur noir d’être mis de l’avant par les maisons d’édition au Québec ?

Oui. Et ce que j’entends beaucoup des maisons d’édition, c’est qu’elles sont des entreprises et qu’elles ne savent pas si ça va fonctionner… Elles sont frileuses. Elles disent qu’elles ne savent pas si le monde va aimer ça. Ce que j’entends et la façon dont je vis les choses ici, à Montréal et au Québec, c’est que c’est comme si on n’était pas le public. C’est une autre façon de dire : « Ce n’est pas vous qui comptez. » Mais on existe, on ne peut pas nous cacher. On contribue, surtout dans ce qui est artistique. […] Heureusement, il y a des initiatives qui se créent. Par exemple, une nouvelle maison d’édition, qui s’appelle Diverses Syllabes. Comme les choses prennent du temps à changer, il y a des gens qui se disent qu’ils le feront eux-mêmes, comme je l’ai fait [avec Racines].

Stanley Février

Plasticien, directeur général et conservateur en chef du MAC Invisible (œuvre numérique), récipiendaire du Prix en art actuel du Musée national des beaux-arts du Québec en 2020.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Stanley Février

Que pensez-vous que la résurgence de Black Lives Matter, à la suite du meurtre de George Floyd, a changé pour la culture et l’art contemporain en particulier ?

On commence à passer à l’action. Mais les gens en position de pouvoir se nourrissent des travaux des communautés culturelles. Il y a une forme d’appropriation et, ensuite, ils agissent. Le premier artiste noir canadien qui a fait une expo solo au Musée des beaux-arts, c’est Manuel Mathieu (en 2020) ! Il fallait que je fasse un travail pour exposer les vrais enjeux, démontrer le fait qu’il n’y avait pas de Noirs dans les musées, qu’il n’y avait pas d’expositions solos pour ces gens. J’ai créé un espace pour des artistes de la diversité [l’espace MAC Invisible, une collection virtuelle composée d’artistes québécois et canadiens de différentes origines]. Alors oui, il y a une intention et oui, je crois qu’on est dans une transformation majeure dans le milieu. Mais la question qui se pose maintenant, c’est comment les communautés vont faire pour occuper leur place et devenir des décideurs ? Comment vont-ils créer des lieux de pouvoir alternatif ?

C’est la clé, selon vous, que de nouveaux espaces soient créés et que des personnes noires deviennent les décideurs de ces espaces ?

Je ne crois pas que qui que ce soit doive laisser sa place dans les institutions actuelles. Chaque personne a sa place. Je me demande comment les communautés doivent créer leur autonomie. Si, par exemple, les personnes qui ont de l’argent dans la communauté noire commencent à acheter mon art, à me valoriser, à me donner de l’argent, ils seront capables de me mettre au musée. […] Je n’attends pas qu’un musée congédie quelqu’un pour me nommer à la place, pas du tout. Ce que j’attends, par contre, c’est que le musée me dise : « Comment veux-tu t’insérer dans notre évolution ? Qu’est-ce que tu as à amener comme compétence ? » Il faut intégrer et non pas inclure. Moi qui vis au Québec depuis 33 ans, si je ne suis pas inclus, quand est-ce que je vais l’être ? Le problème n’est pas de l’inclusion, mais de l’incapacité du milieu à reconnaître que j’existe et que je suis là.

De quelle façon les enjeux des communautés noires vous inspirent-ils ? Sentez-vous que la dernière année a d’autant plus canalisé cette inspiration, pour vous et pour d’autres artistes de votre domaine ?

Je me suis toujours intéressé à ces causes. Pour moi, c’était une évidence de faire l’œuvre [Le silence, c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs !]. Mais je ne l’ai pas fait par rapport à George Floyd, je l’ai fait en réaction à ce que la mairesse [Valérie Plante] a dit, lorsqu’elle a demandé justice pour George Floyd, alors que sur le territoire montréalais, on n’a pas encore rendu justice à Fredy Villanueva, à Pierre Coriolan, à Alain Magloire… […] C’est sûr que la mort de George Floyd a inspiré plusieurs œuvres et a inspiré plusieurs artistes à aller dans une direction plus engagée. Mais moi, ça a toujours été ma pratique. Parce que l’art doit être, selon moi, un outil de changement et de transformation sociale. J’essaye d’exposer sa réalité à la société parce qu’on oublie vite. On sent une vague de changement. Mais si on ne veut pas se faire leurrer par rapport aux antécédents qu’on a, avec des effets de mode, il faut se demander ce qu’il y a en arrière de ces mouvements pour mieux les comprendre.

Eva Kabuya

Cinéaste (Poussière, Ayako, Nue), réalisatrice et scénariste de la série Amours d’occasion, sélectionnée à Canneséries et récipiendaire du prix Gémeaux de la relève en 2020.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Eva Kabuya

Depuis la mort de George Floyd, le 25 mai 2020, depuis que Black Lives Matter a repris du galon, est-ce que le cinéma québécois bénéficie du tournant social qu’on a pu constater ?

Depuis la mort de George Floyd, il y a plus de place pour entendre nos voix, dans différents milieux et pas juste dans l’industrie du cinéma. Pour une fois, on peut parler de façon plus crue des enjeux, alors qu’avant, on n’avait pas vraiment cet espace. Il y a eu une ouverture, mais ça fait longtemps que les différents pions de l’industrie du cinéma disent qu’il y a cette ouverture et il n’y a pas vraiment de choses qui arrivent. Mais j’ai espoir. Je sens surtout de la part de la communauté noire qu’il y a un élan qui me rend confiante pour le futur.

Croyez-vous que les premiers pas qui sont faits ces derniers temps peuvent être durables, évoluer vers le mieux ?

Je pense que dans quelques années, on va pouvoir dire que ce qui s’est passé aux États-Unis en 2020 a été un point pivotant dans notre cinéma, notre culture et notre société. Oui, je vois du changement, mais après ça, à quelle vitesse et à quel niveau, on verra. […] Dans le cinéma, au niveau du casting dans les films, il faut continuer à écrire des rôles pour les acteurs de couleur. Et des rôles intéressants. Avant George Floyd, c’était toujours les mêmes : des gangsters ou des personnes pauvres ou des immigrants ou alors des personnes qui n’ont pas de background culturel. J’espère qu’il y aura des scénaristes, des producteurs, d’autres réalisateurs de couleur qui vont pouvoir prendre place derrière la caméra.

Puisqu’il y a peu d’histoires diversifiées qui ressemblent à celle que vous avez voulu raconter avec Amours d’occasion, qu’est-ce qui vous a inspirée à vous lancer dans ce métier, à créer les histoires que vous créez ?

Ce qui m’inspire, c’est le fait qu’il n’y en a pas. Je veux participer au cinéma et à la télévision québécoise parce qu’il y a un besoin. C’est dans la culture que tu crées le sentiment d’appartenance, selon moi. […] Je pense que le problème, en ce moment, c’est qu’on pense trop au fait que le public veuille telle ou telle chose. Mais je pense que le public a juste besoin de bon contenu. Le meilleur exemple, c’est Black Panther : ça a eu un succès phénoménal. Parce que c’était différent, parce que c’était une distribution complètement noire. C’est la preuve qu’il y a de l’argent à faire, que les gens ont soif de quelque chose de différent et que ça n’a pas rapport avec la couleur de peau. C’est une opportunité perdue de ne pas en profiter et de ne pas mettre de diversité dans les œuvres.

Fabienne Colas

Actrice, productrice, entrepreneure, fondatrice du Festival du film Black de Montréal, du Festival Haïti en folie et plusieurs autres

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Fabienne Colas

Le milieu de la télévision et du cinéma, au Québec et au Canada, propose ces derniers temps plusieurs initiatives pour encourager les cinéastes noirs et la diversité à l’écran. L’industrie est-elle en train de vivre un changement concret, selon vous ?

Oui, les choses changent. Dans les mentalités, chez les subventionnaires, chez les partenaires potentiels, dans l’industrie… Ils comprennent plus que jamais qu’il y avait un problème. C’est une excellente nouvelle parce que si on n’est pas conscient qu’il y a un problème, non seulement on ne cherchera pas de solution, mais toute solution proposée sera rejetée. Là, on est passé ce stade où tout le monde comprend qu’il y a du racisme systémique dans notre milieu culturel, dans notre milieu du cinéma, de la télévision. Moi, je le vois de façon très pratique, par exemple du côté de Téléfilm Canada, du Fonds du cinéma du Canada, de la SODEC, du Conseil des arts et des lettres du Québec. Ce sont des gens avec lesquels j’ai beaucoup discuté depuis l’année dernière et qui prennent des moyens pour mettre de nouveaux programmes en place pour les communautés racisées ou ouvrir un peu les normes pour les programmes en place.

Est-ce que ce sont des changements qui seront en mesure de passer l’épreuve du temps, de perdurer ?

Je suis dans des comités de diversité chez Téléfilm Canada et le Fonds des médias et je vois le fruit du travail. Les gens qui veulent vraiment faire une différence prennent le temps de consulter les communautés racisées, demander ce qui a été mal fait et quels changements ils veulent voir, qu’est-ce qui marcherait pour rétablir les choses. Ça prouve qu’ils ont compris qu’ils ont rendez-vous avec l’histoire et qu’il doit y avoir du changement. Il ne faut pas oublier que c’est important, les subventionnaires. Ce sont eux qui décident quels projets seront faits dans deux, trois ans. Ce sont eux qui vont décider à quoi notre paysage culturel va ressembler. Ce sont des avancées qu’on doit célébrer.

Quelle est l’importance d’initiatives par la communauté et pour la communauté noire pour générer du changement dans le milieu ?

C’est un écosystème. Pour que ça fonctionne, il faut un effort concerté des organisations culturelles black, grandes ou petites. Deuxièmement, il faut un écosystème de festivals solide pour que les artistes puissent avoir une chance d’être vus, d’être entendus, de rencontrer des professionnels d’ici et d’ailleurs, de remporter des prix, comme avec le Festival du film Black de Montréal, par exemple. Il y a aussi les jeunes producteurs des communautés noires qu’il faut soutenir. Et puis, évidemment, il y a les artistes, qui sont le moteur de la machine. Il faut qu’ils aient tous les moyens pour créer, parce que le producteur n’est rien sans artistes et un festival n’est rien sans artistes. […] Les artistes noirs sont marginalisés, ils n’ont pas le droit au chapitre, ils ne sont pas autour de la table. Mais ils ont toujours été très créatifs et ils ont toujours créé, en dépit de tout, avec ou sans moyens. Et d’un autre côté, si le financement ne suit pas, ils ne pourront pas aller au niveau de la ligue majeure. C’est là que ça se joue.