Ça se compte sur les doigts d’une main, les intellectuels qui inspirent autant d’affection, ce qui est en soit déjà un exploit au Québec. Je ne crois pas qu’il aurait aimé le terme « intellectuel », mais pour moi, Serge Bouchard en était un qui faisait réfléchir quiconque l’écoutait. Qui invitait simplement à penser, et pas juste à penser comme lui. Parce qu’il était en même temps un écrivain, un conteur et un communicateur unique, accessible pour n’importe qui, sans jamais sacrifier la complexité d’un monde qui n’arrive malheureusement pas à s’extraire d’une vision binaire des choses. Alors qu’en toutes choses, même minuscules comme un virus, il y a des mondes.

C’était un peu ça, la leçon des Lieux communs, l’émission de radio et la série de livres de Serge Bouchard et Bernard Arcand qui ont propulsé les anthropologues sur le devant de la scène il y a une trentaine d’années. Ils étaient capables de meubler une heure en parlant d’une corde à linge ou du pâté chinois. Ils étaient tellement bons que c’était devenu une manie dans les médias d’appeler Serge Bouchard ou Bernard Arcand pour avoir leur avis sur tout et n’importe quoi. C’est pour un tome des Lieux communs que j’ai rencontré Serge Bouchard pour la première fois. L’une des entrevues les plus drôles et stimulantes de ma vie, et pas la dernière. Bouchard et Arcand m’avaient dit qu’au fond, les anthropologues étaient capables de rassurer les gens, parce que ce qu’ils racontaient ne datait jamais d’hier. « Ce n’est pas nouveau qu’une météorite tombe, que les gens ont peur, qu’il y a des maladies », expliquait Serge Bouchard, qui a su évidemment trouver les mots pendant la pandémie quand on l’invitait à en parler, en quête d’une sagesse dans la panique générale. Et cet éternel pigiste, jaloux de sa liberté mais généreux de sa personne, répondait toujours présent. Jamais blasé.

PHOTO NINON PEDNAULT, ARCHIVES LA PRESSE

L’anthropologue Serge Bouchard, en 2012

Pour lui, Les lieux communs, c’était « l’examen du sens des choses dans le détail de la vie ». « C’est une sorte de discipline pour nous, mais c’est aussi un appel aux gens à faire comme nous, me disait-il en 2001. Ce n’est pas honteux d’avoir sa propre construction mentale. C’est aussi l’éloge de l’intelligence et de l’imaginaire. On est tous un peu anthropologues, comme on est tous un peu poètes. C’est une entreprise d’appréciation, en même temps qu’une immense protestation contre la platitude actuelle du langage et de l’insignifiance du discours, politique, technocratique, qui nous envahit. »

Vivre, c’est apprendre à mourir

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Les anthropologues Serge Bouchard et Bernard Arcand, en 2001

Ils faisaient une sacrée paire, ces deux-là, Arcand ayant été le directeur de thèse de Bouchard, qui a vécu une grande perte à la mort de son ami en 2009. Ça n’allait pas être la seule grande perte de son existence. Deux fois le cancer a fauché ses amoureuses. Sa première femme, Ginette, après 27 ans de vie commune, lui avait dit avant de partir : « Trouve-toi une femme intéressante. Généreuse, solide, qui sait aimer, qui sait l’amour, car tu sais, la vie continue. » Ce qu’il a appelé « la prophétie de Ginette » à l’émission C’est fou…, coanimée depuis plus de 10 ans avec Jean-Philippe Pleau, orphelin de bien plus qu’un collègue depuis mardi.

La vie lui a fait le cadeau de Marie-Christine Lévesque. Ensemble, ils ont créé notamment Elles ont fait l’Amérique, Ils ont couru l’Amérique et Le peuple rieur. On sentait la fusion, un peu comme s’il avait trouvé en elle l’amour et la complicité de Ginette et d’Arcand réunis.

Quand j’ai appris la mort de Marie-Christine Lévesque l’été dernier, ça m’a sciée, comme la mort de Serge Bouchard, qui n’était pas éternel, il n’arrêtait pas de nous le dire. Ce n’est pas possible que le destin vous fasse ce coup-là deux fois, mais ne lui avait-il pas donné le grand amour deux fois aussi ?

Je n’en revenais pas qu’il reprenne le micro après. J’avais peur de lire le texte Un sniper dans la nuit du recueil Un café avec Marie, parce que je me souvenais de La mort est un chat sur le deuil de sa première femme dans C’était au temps des mammouths laineux. Des textes implacables de beauté et de lucidité. Ce sont peut-être des textes qu’il faut lire pour se consoler de sa mort. « Dans cette affaire, rien ne s’explique, ni ne se mesure, rien ne se calcule, disait-il dans La prophétie de Ginette. À défaut d’analyse, de règle ou de loi, il ne nous reste qu’à raconter. C’est pour cela que nous multiplions les histoires d’amour, les récits, dans les romans et dans les films, jusque dans nos mémoires les plus intimes. Et je n’ai rien à dire pour ma défense. Je n’ai jamais vraiment réfléchi à la chose. Quand déjà à quatre ans, tu aimes le trottoir et le gravier dans ta cour, les chiens perdus, ton père, l’auto noire de ton père, cela indique un certain penchant. En vérité, durant le temps de toute ma vie, j’ai simplement aimé l’amour, et j’en ai mis de grands élans dans à peu près tous mes regards. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, en 2017

J’étais plus une lectrice de Serge Bouchard qui était aussi une voix radiophonique reconnaissable entre toutes, rassurante, chaude et allumée, si bien qu’on l’entendait quand on le lisait. Mais il était avant tout un regard aimant, jamais cynique. Il faut avoir rencontré Serge Bouchard pour savoir combien il avait de beaux yeux, parce qu’il les ouvrait avec curiosité et bienveillance. La dernière fois que je les ai vus, c’était au Salon du livre juste avant la pandémie. Je lui avais demandé de dédicacer son livre L’allume-cigarette de la Chrysler noire à ma mère, qui pourrait se contenter de Serge Bouchard comme lecture jusqu’à la fin de ses jours. Il avait écrit : « Pour Nicole. Une histoire conduit à une autre histoire. Merci de lire. » C’est d’ailleurs la première fois que je vois ma mère pleurer la mort d’un écrivain.

Nombreux sont ceux qui auraient voulu écrire comme Serge Bouchard, et je ris en pensant à tous les journalistes qui ont cherché mardi une citation mémorable de lui, parce que bonne chance, on pourrait faire un recueil de 500 pages.

L’une de mes préférées, vraiment de mémoire, c’est lorsqu’il disait, à propos de l’évolution ou de la civilisation : « Tout ça pour finir au centre d’achat ». Ce n’était pas un jugement. C’est juste qu’il nous savait meilleurs que ça.

Mais pour espérer écrire comme Serge Bouchard, il ne faut pas seulement du style et des idées, il faut un regard ne pouvant naître que sur le terrain qui vous sauve des idéologies, qu’au contact des gens qu’on ne peut plus ensuite caricaturer. Cet homme a sillonné le territoire de bord en bord pendant des années, a été parmi les premiers au Québec à se passionner pour les Premières Nations, et on peut dire qu’il voyait depuis longtemps toute l’Amérique qui pleure dans le rétroviseur de son vieux camion. Quel étrange et beau hasard que le dernier livre qu’il ait publié de son vivant soit sa thèse de doctorat des années 1970, remaniée par Mark Fortier, sur les camionneurs du Nord, Du diesel dans les veines, qui prenait la poussière depuis plus de 40 ans dans les archives. Mais cela a du sens, car c’est bien parce qu’il est allé voir par lui-même le monde, sans a priori, qu’il a su lui parler. Et c’est fou ce qu’il va nous manquer.