L’autrice Manal Drissi est la commissaire du Scriptarium 2021, projet d’écriture du Théâtre Le Clou qui valorise la prise de parole des adolescents. Les textes des participants, sur le thème du billet d’humeur, feront partie d’une œuvre audio fictive, offerte dès le 20 avril.

Marc Cassivi (M. C) : Plus de 1500 adolescents ont participé au Scriptarium cette année. Tu as lu une soixantaine de leurs textes, qui ont été présélectionnés. Quelles préoccupations ou thématiques générales s’en dégagent à ton avis ?

Manal Drissi (M. D.) : Au moment où ils ont écrit leurs textes, à l’automne, on sortait de la deuxième vague de #metoo. Il y a eu beaucoup de textes sur le féminisme, sur la culture du viol, mais aussi sur l’environnement, sur vivre l’adolescence pendant la pandémie, la dynamique familiale, la pression qui vient des parents. Il y en a qui ont parlé de la frustration qu’ils ressentaient de voir des adultes être irresponsables à un moment où il fallait se serrer les coudes. Et des sujets d’actualité qui préoccupent les jeunes – l’identité de genre, l’orientation sexuelle, le privilège, l’immigration, le multiculturalisme – abordés de toutes sortes de façons.

M. C. : Ça fera plaisir à Mathieu Bock-Côté d’entendre ça…

M. D. : D’entendre ce qu’il en pense, ce ne sera pas nécessaire ! [Rires]

M. C. : Tu as perçu leurs textes comme un exutoire à l’épreuve de la pandémie ?

M. D. : Je les lisais et je me disais que si j’avais 15 ans en ce moment, je n’aurais tellement pas les outils pour passer au travers de cette pandémie ! On le voit toujours avec nos yeux d’adultes, mais je ne pense pas qu’on réalise à quel point pour les ados, le moment présent, c’est tout ce qui existe. C’est tellement énorme comme changement et ça fait un an que ça dure. On ne réalise pas toutes les conséquences sur leurs liens sociaux. Je pense que ça leur a fait du bien d’être impliqués dans ce projet. Mais je ne pense pas qu’ils prennent la pleine mesure des conséquences de tout ça sur eux. Et nous non plus, d’ailleurs.

M. C. : Ce sont tellement des années charnières, où l’amitié compte plus que tout. Ce que l’on vit collectivement nous semble si important que d’être renvoyé obligatoirement à sa solitude ne doit pas être évident.

M. D. : Quand ça ne va pas bien à la maison, tu ne peux aller nulle part. Moi, quand ça n’allait pas bien avec mes parents, j’étais tout le temps chez mes amis ! D’être confiné dans une situation familiale qui est difficile, c’est quelque chose.

M. C. : Je reviens aux préoccupations de ces jeunes. Tu le disais, en plus de la pandémie, l’été dernier, il y a eu la vague #metoo que semblent s’être appropriée davantage les jeunes, il y a aussi eu le mouvement Black Lives Matter. C’est une période intense. Ça se ressent dans leurs textes ?

M. D. : J’ai ressenti tellement d’espoir dans ce que les jeunes disaient. Plus que dans le discours des adultes. Sur un même sujet, j’ai l’impression qu’ils ont un point de vue qui est plus dans l’action. « Qu’est-ce que je peux faire ? Pourquoi c’est comme ça ? J’en ai assez que rien ne bouge. » Il y a une prise de pouvoir dans leur parole. Ce n’est pas de la dénonciation. Ils constatent l’état des choses et ils se questionnent sur la façon de les changer. Pour qu’au courant de leur vie, elles ne soient plus les mêmes. Alors que les gens au pouvoir, qui prennent des décisions environnementales, ne seront plus là pour en voir les conséquences. La colère que ces jeunes-là ressentent par rapport à certains enjeux n’est pas passive. Ils sont conscients du pouvoir qu’ils tiennent à travers les réseaux sociaux, cette capacité de rassemblement.

M. C. : C’est ce pouvoir qui bouscule les générations précédentes. La remise en question du statu quo et des valeurs dominantes par l’entremise des réseaux sociaux dérange beaucoup. Il y a une réaction épidermique de gens qui sont plus vieux, et pas seulement chez les baby-boomers.

M. D. : Ce qui m’impressionne, c’est qu’ils semblent désensibilisés au ressac. Il y a toujours eu un ressac à leur prise de parole, contrairement à d’autres générations, qui sont habituées à ne pas subir de ressac parce que leur parole reste contenue dans un silo ou dans un cercle fermé, ce qui fait qu’on peut tenir des propos oppressifs sans qu’il n’y ait de réponse. Ils ont grandi sur les réseaux sociaux. Il n’y a rien qui s’y dit qui ne provoque pas de ressac. Ils sont plus habitués à être confrontés, donc ils mettent de l’avant des arguments avant même qu’on les leur demande.

M. C. : Ils doivent réagir drôlement à certains phénomènes. Par exemple, 2020 est l’année où l’antiracisme est devenu une insulte. C’est quand même incroyable ! Il y a un tel schisme entre certains discours qu’on entend dans les médias traditionnels et les convictions de bien des jeunes. Il me semble plus grand que le clivage qui existait entre ma génération et celle de mes parents baby-boomers. Même si les jeunes ont toujours été en opposition et en réaction à la génération qui a précédé, en ce moment, la prise de parole des jeunes bouscule beaucoup les plus vieux.

M. D. : On considère comme étant négative la façon dont les jeunes sont constamment dans la projection de leur image dans les réseaux sociaux. Ils sont tout le temps en train de cultiver une image à l’extérieur d’eux-mêmes. En même temps, cette conscience-là que le monde les regarde les pousse à se questionner sur leur manière de répondre. Si je vois un acte raciste, comment dois-je réagir ? Ma réaction est-elle correcte ? Ai-je aidé ou nui ? Il y a bien sûr bien des choses négatives qui découlent du fait d’être toujours dans l’image qu’on projette. Mais il y a aussi une introspection qui existe, dans cette génération-là, qui est incomparable à toutes les autres.

M. C. : On les surveille. Il n’y a pas d’impunité possible. Ils doivent s’engager.

M. D. : Tout ça conjugué aux campagnes d’anti-intimidation dont ils sont bombardés depuis leur enfance. Ils sont particulièrement conscients de ce qui les entoure et des conséquences de leur parole. Ils sont, plus que toute autre génération, connectés et conscients de la réalité des jeunes dans d’autres pays, dans d’autres cultures, dans d’autres religions, dans d’autres circonstances. Même si tu étais ouvert d’esprit il y a 20, 30 ou 40 ans, tu n’avais pas ce lien avec d’autres humains qui vivent d’autres réalités. Ça complexifie leur pensée. Sur des sujets qui sont d’actualité en ce moment, leur réflexion est déjà ailleurs. Ils ne se demandent pas si ça existe, le racisme systémique. Ils sont déjà plus loin dans la réflexion.

M. C. : On aime bien dire qu’ils ne s’informent pas parce qu’ils ne s’informent pas aux mêmes sources que nous. Mais ils s’informent de toutes sortes de façons sans que l’on puisse mettre le doigt sur la source de leur information. Il y a bien sûr le danger des fausses nouvelles, mais de façon générale, ils ont accès à plus d’information que toute autre génération à leur âge.

M. D. : C’est un peu le principe de Wikipédia. Une encyclopédie populaire, où chacun fait ses ajouts ou ses corrections selon les informations disponibles. Oui, tu peux tomber dans le panneau d’une fake news, mais à 16 ans, tu ne peux pas partager une fake news sans que personne ne le soulève. Comme ils sont plus confrontés, ça s’autorégule d’une certaine façon.

M. C. : As-tu été surprise par ce que tu as lu ou ça correspondait à l’image que tu as de cette génération ?

M. D. : J’aime tellement les ados. J’étais conquise d’avance. Mais je n’avais pas eu un contact aussi appuyé avec un groupe d’adolescents, donc j’ai été agréablement surprise. J’ai été émue par des textes, j’ai ri à voix haute alors que je ne m’y attendais pas. J’ai été surprise par la maturité de leur propos. Ç’a été mon projet-phare de la dernière année, d’un point de vue humain. Alors que les nouvelles sont dramatiques et que tout est difficile, c’est vraiment venu me convaincre que les choses seront O.K. parce que « the kids are alright ». Le reste va suivre. Cette génération est allumée, en contact avec la réalité, avec l’environnement dans lequel on habite. Je pense que dans le monde médiatique, on est trop proche du tableau et on a l’impression que le cynisme est généralisé. On ne donne pas la parole aux ados. Autant dans le monde médiatique qu’ailleurs. À quel point on trouve ça normal que les adolescents soient constamment exclus des espaces de parole ? On a une posture condescendante envers eux. Ce n’est pas vrai que ce qu’ils ont à dire n’est pas important ou pertinent, au contraire. Tu veux savoir comment améliorer le système d’éducation ? Parle aux ados !

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