Je me suis rendu compte que nous n’allions pas bien, l’amoureux et moi, avec le bac de compost. Quelque chose a dégénéré vers la fin de l’automne, le bac était plein de bibittes, et comme nous sommes phobiques, ni l’un ni l’autre ne voulions y toucher. On a laissé macérer sur le balcon cette soupe de vie lovecraftienne où peut-être de nouvelles espèces innommables essayaient de voir le jour. Heureusement, le froid est arrivé rapidement, on attendait que ça gèle pour nettoyer le bac sans hurler. Mais une immense fatigue nous en empêchait. Le bac à compost est devenu une sorte de hantise, j’en rêvais la nuit.

Signe du printemps, nous avons décidé un samedi qu’il fallait nous ressaisir. Nous devions régler, une fois pour toutes, le problème du compost – parce que, bien sûr, on ne compostait plus puisque le bac était condamné comme une porte vers l’enfer. Après une discussion sur ce monde qui nous a transformés en Ti-Mé avec nos tris de déchets, façon de procrastiner encore, nous avons pris notre courage à deux mains. Nous avons ouvert le bac. C’était plutôt indescriptible, mais plus rien ne s’agitait. En revanche, tout était congelé. Nous avons grogné comme des animaux pour sortir du bac un énorme cube de glace fait d’une substance inconnue, qu’on a mis dans trois sacs-poubelle pour que ça ne déchire pas. L’amoureux a failli se déboîter une épaule en allant porter ÇA à la rue.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

« Le bac à compost est devenu une sorte de hantise, j’en rêvais la nuit… » »

Mais pourquoi avons-nous été tétanisés ainsi devant cette tâche nécessaire ?

***

Ça sent le printemps, il fait beau, la vaccination est en cours, on a surmonté cet hiver de force, et pourtant, je n’ai jamais eu le moral aussi bas depuis le début de la pandémie. Il y a eu plein de reportages sur cette première année dont on n’aurait jamais pu deviner la longueur, mais c’est l’algorithme de Facebook, avec la section « souvenirs » qui rappelle quotidiennement ce que vous avez écrit à la même date dans les années précédentes, qui m’a achevée. On retrouve notre sidération, nos blagues d’ahuris ou notre gravité, nos espoirs et nos craintes. Nos projets, aussi.

Tout à coup, j’ai eu une crise existentielle, comme Choupon dans les bédés de Gérard Lauzier, qui se demande : « J’ai 18 ans, et qu’ai-je fait de ma vie ? Rien. » Qu’ai-je fait de cette année de solitude ? À part travailler – Dieu merci, j’avais un travail –, rien. Rien d’autre qu’attendre que ça finisse. Je n’ai pas fait de pain, ni écrit de roman, ni poursuivi le yoga comme je me l’étais promis, ni terminé À la recherche du temps perdu de Proust. C’est plutôt le temps perdu qui venait me chercher. Le temps avec ceux que nous avons perdus en particulier.

***

Je suis devenue l’exaspérée des exaspérés, je ne supporte plus rien, à un point tel que j’endure mieux le couvre-feu parce que je ne serais pas endurable si on devait m’inviter dans une soirée.

L’amoureux est pareil. Une chance qu’on a toujours fait chambre à part, sinon notre couple n’aurait pas survécu à ce régime 24 heures sur 24. Au début de la pandémie, on dormait ensemble, apeurés, two against the world. Un an plus tard, nous savons que c’est en nous laissant respirer que nous sommes passés au travers de ces mois sinistres, que c’est en étant délicats l’un envers l’autre que notre amour a été préservé. Ça, et le chien, bien sûr. On se demande comment ont fait les couples qui n’ont pas l’avantage d’avoir une chambre à soi.

Mais surtout, à voir l’horrible série de féminicides des dernières semaines, je me dis que si j’ai trouvé mon année vide et perdue, d’autres l’ont vécue comme un calvaire, et en perdent la vie alors qu’on s’apprête à la retrouver.

« Les gars, la violence contre les femmes, ça s’arrête là », dit la pub qu’on entend à la radio sans arrêt, qui a succédé aux pubs sur la santé mentale. L’amoureux, exaspéré comme moi, n’y croit pas.

– Ils pensent vraiment que les batteurs de femmes vont s’arrêter en entendant une pub ?

***

« Personne n’a réussi son confinement », me dit gentiment ma patronne Isabelle, à qui je confie mes états d’âme une fois de temps en temps. Je sais bien, je ne connais personne autour de moi qui est hop la joie en ce moment. Ce qui me choque peut-être est que je n’ai jamais été quelqu’un qui tripait « performance ».

J’estimais mener ma vie comme une œuvre d’art, c’est-à-dire qu’il me fallait répondre oui à l’amor fati tous les jours, et je me sens humiliée d’être finalement écrasée par cette pandémie. Je croyais être parmi les plus aptes à l’affronter. Non, finalement. Je suis comme tout le monde.

Moi aussi, ça m’est rentré dedans, et j’ai l’impression d’avoir vieilli de 10 ans. Que plus rien ne sera jamais pareil, que je ne redeviendrai pas qui j’étais (ou plutôt qui je pensais être). Mais ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, n’est-ce pas ce que disait Nietzsche, qui prône l’amor fati ?

***

Exaspérée par tout, j’ai programmé des vacances à la campagne avant que le gouvernement n’annonce la réouverture des salles. Je vais quitter Montréal précisément quand j’aurais pu voir un spectacle en présentiel. En même temps, l’Institut national de santé publique du Québec prévoit une troisième vague en avril, alors que la France, l’Italie et l’Allemagne, qui sont toujours avant nous dans les mauvaises nouvelles de la COVID, reconfinent. Ce jeu de yoyo est devenu un supplice, on aurait pu attendre que la campagne de vaccination soit terminée avant de faire des promesses, alors qu’on arrive enfin au bout de ce long tunnel – est-ce que je vous l’ai dit que j’étais de mauvaise humeur ?

Mais peu importe si j’ai raté mon confinement. Ma mère est maintenant vaccinée. Mon premier soupir de soulagement de l’année qui en fait remonter toute la fatigue. Et nous connaissons tous l’adage : c’est en touchant le fond qu’on peut enfin remonter.