Ma première chronique « pandémique », publiée le 14 mars, s’intitulait 28 jours avant, un clin d’œil à 28 jours plus tard, film d’horreur de Danny Boyle dans lequel un virus décime l’Angleterre en transformant tout le monde en morts-vivants.

C’était à moitié une blague, car je me souviens très bien de l’angoisse lancinante qui m’habitait après la première conférence de presse du gouvernement. La veille, à La Presse, nous étions tous partis avec nos ordinateurs à la maison en nous disant « à bientôt », et plusieurs étaient convaincus que ça n’allait durer que deux ou trois semaines. J’étais plus pessimiste, après m’être gavée de nouvelles en provenance de la Chine et de l’Europe et comme on ne connaissait à peu près rien du coronavirus à ce moment-là, je craignais vraiment un film d’horreur en préparation.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Le Quartier des spectacles illuminé, mais déserté en temps de pandémie

J’écrivais alors : « Je me surprends à espérer que nous ne soyons pas 28 jours avant une ville de Montréal où les citoyens seront barricadés chez eux (je regarde vraiment trop de films de zombies). » Finalement, ça sert à quelque chose, les films d’horreur : imaginer le pire, ce dont les grands anxieux ont besoin pour atténuer leurs peurs. Je n’étais pas seule : le roman La peste, de Camus, et le film Contagion, de Steven Soderbergh, sont revenus au sommet des palmarès à ce moment-là. Avec mon humour noir, je trouve ironique que le cauchemar ait commencé ici un vendredi 13, l’an dernier.

Les pessimistes n’ont qu’un seul avantage dans la vie ; ils ne peuvent jamais être déçus. S’ils se trompent, c’est tant mieux, mais sinon, ils peuvent se vanter d’avoir eu raison, et « avoir raison est mauvais pour le caractère », disait Jean d’Ormesson, donc j’espérais vraiment me tromper. Dans ce calme avant la tempête, on ne pouvait se rassurer en se réunissant entre amis. « C’est foutu maintenant, écrivais-je. Se retrouver en foule. Vibrer ensemble. Oublier momentanément l’angoisse. Partager l’expérience d’une musique, d’une pièce, d’une expo. Sentir sa ville, son pouls et ses gens. On se croirait dans un mauvais rêve éveillé. »

Comment se fait-il que, même en étant misanthrope, l’arrêt de la vie sociale soit la première chose qui m’a inquiétée, après seulement deux jours de fermeture ?

En lisant beaucoup sur les pandémies qui n’ont pas changé depuis des siècles – se renseigner est un anxiolytique –, on ne pouvait arriver qu’à la conclusion qu’on en avait pour au moins un an de bouleversements, mais je ne comprenais pas encore ce que cela signifiait, combien ça allait être difficile. De toute façon, j’exagérais sûrement, je devais me retenir un peu pour ne pas être gênée de me relire plus tard.

Nous recevions toutes les heures des annonces d’annulations de spectacles, d’expositions, de pièces, de lancements et de festivals, si bien que mon patron Frédéric a lancé l’idée d’un dossier collectif qui se serait appelé « Un été sans culture ? ». On a trouvé ça un peu précipité et dramatique, car on se demandait quand même à ce moment-là si le Festival de jazz, les Francos et Juste pour rire allaient avoir lieu. Quand on se remémore ça, on se dit que, comme des cigales ayant chanté tout l’été, personne, dans quelque domaine que ce soit, n’avait idée de la disette qui s’en venait (et des fourmis qui allaient les regarder de haut). Les journalistes culturels se demandaient avec angoisse de quoi ils allaient parler dans les prochaines semaines – le plus extraordinaire a été qu’il y avait toujours quelque chose à dire, peut-être même encore plus qu’avant.

Dès le début, j’étais convaincue que la culture avait un rôle à jouer dans le combat contre la COVID-19, soit celui d’interpréter et de repousser nos peurs, de maintenir en vie le tissu social. « Malheureusement, nous sommes en train de perdre des combattants » est la phrase qui concluait cette chronique.

Le 20 mars, j’écrivais : « Ça fait seulement une semaine, on dirait une éternité, on n’a pas encore vu jusqu’où ça ira, mais on sait déjà qu’on parlera de cette période jusqu’à la fin de nos jours. Il y a un bris brutal du réel. En 24 heures, les blagues sur le papier de toilette nous ont vite lassés. Tout va trop vite, et tout ferme, dans le but d’arrêter de s’agiter et de rester à la maison. C’est paradoxal, alors qu’on est devenus des paquets de nerfs. »

Il y a eu évolution. Aujourd’hui, nous sommes devenus plus dépressifs que paquets de nerfs. Je dirais que nous sommes devenus un peu morts-vivants. Il était temps que les vaccins arrivent à la rescousse.

Le film 28 jours plus tard a eu une suite intitulée 28 semaines plus tard, toujours avec la même menace de zombies. Dans notre propre film pandémique, nous voilà rendus 52 semaines plus tard. Ce que l’on craignait est arrivé. Il y a eu une hécatombe chez les personnes âgées, nous avons perdu des proches sans pouvoir faire de funérailles, les pauvres se sont appauvris, les jeunes n’ont pas eu de bals de finissants ni de rentrée digne de ce nom et le domaine des arts vivants a été fermé pendant presque un an, avec des milliers de tragédies personnelles derrière cet arrêt qui n’a toujours pas de date d’expiration précise. Le masque est devenu obligatoire, un couvre-feu s’est ajouté, nous continuons à prendre nos distances, nous avons perdu l’usage des accolades…

Parfois, je me dis qu’il vaut toujours mieux ne pas trop connaître l’avenir, car avoir su d’avance nous aurait complètement écrasé le moral, malgré tout à plat après un an de pandémie qui ne nous a pas épargné le spleen habituel de l’hiver.

Force est de constater que ce qui m’a fait tenir pendant 12 mois, ce sont mon amoureux, mon chien, cuisiner, la famille et les amis sur l’internet, les lecteurs et les lectrices de La Presse qui m’écrivaient. Mais je sais que je n’aurais pas pu meubler toutes ces heures vides, ni contrer ma détresse, ni me sentir encore en vie, sans les arts. Les livres, les films, la musique, le théâtre en ligne, les séries, les humoristes et les écrivains sur le web, etc., tout ça a fait aussi partie des anges gardiens. Ne l’oublions jamais.