À la campagne, je suis toujours étonnée par la qualité du silence de la nuit, même si le moindre bruit me fait dresser les oreilles tellement je l’entends avec précision. Ce n’est pas mon environnement naturel, je suis chaque fois dans une forme d’adaptation, ça me prend quelques jours pour m’habituer à l’absence du fond sonore de la ville, parce que je suis une urbaine de naissance, capable de dormir sur la musique des marteaux-piqueurs.

J’ai habité toute ma vie près du centre-ville de Montréal. Je suis donc bien placée pour savoir, presque dans ma chair, combien cette pandémie a bouleversé le cœur de la métropole, qui est probablement la zone la plus sinistrée du Québec depuis un an.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Une place des Festivals bondée pour le spectacle de Charlotte Cardin qui a ouvert le 40e Festival international de jazz de Montréal, en juin 2019. Une marée humaine que la métropole n’a pas vue depuis longtemps.

L’un de mes trajets préférés à pied avec mon amoureux est celui que nous faisons lorsque nous sortons du cinéma Cineplex Forum, près de la rue Atwater, et que nous traversons la ville dans la rue Sainte-Catherine jusqu’à la rue Alexandre-De Sève, en nous mêlant aux hordes que déversent les théâtres et les salles de spectacle. Après avoir disséqué le film, nous radotons les mêmes affaires à chacune de ces promenades, comme le bon vieux couple que nous sommes.

Comme le quartier étudiant pas loin de l’Université Concordia est vivant et sympathique, pourquoi tous les gratte-ciel de tous les centres-villes se ressemblent, comment ça se fait que l’Apple Store est toujours plein jusqu’à la fermeture, mais que, franchement, le Quartier des spectacles est de plus en plus chouette, que les sex-shops près de Saint-Laurent sont increvables, comme les Foufounes Électriques où nous avons de beaux souvenirs… Nous arrivons dans notre « zone » près de l’UQAM, la pauvreté est toujours plus visible au parc Émilie-Gamelin, nous ne nous sommes jamais habitués à la laideur de la Place Dupuis (ni aux sculptures de Melvin Charney), et nous vidons nos poches pour les sans-abri sous les boules colorées du Village avant de rentrer à la maison…

Ça fait un an que nous n’avons pas fait cette déambulation nocturne et, pour tout dire, la nuit montréalaise me manque cruellement. Particulièrement l’été, qui aura toujours pour moi les airs de Dubmatique (Un été à Montréal) et de Jean Leloup (Printemps été). J’ai voyagé, je sais qu’elle est l’une des plus sécuritaires au monde, et suis une bonne ornithologue des oiseaux de nuit dont j’ai longtemps fait partie.

Je connais les moindres coins de rue « chauds », l’attitude à adopter et les comportements louches qui demandent de changer de trottoir, mais je n’ai presque jamais eu peur dans ma ville, même seule à 3 h du matin. C’est depuis un an que le centre-ville me fait peur et me fait mal en même temps, sentiment empiré depuis le couvre-feu (j’ai un chien, ça me permet de tâter ce silence de mort le soir).

Quand tout s’est arrêté l’an dernier, au début, j’ai accueilli avec fascination ce calme inusité au centre-ville, sans me douter qu’il allait devenir interminable. Je n’ai jamais aimé ces expatriés qui s’y installent pour aussitôt exiger que sa nature change et transformer leurs quartiers en banlieue parce qu’ils ont payé un prix de fou pour leurs condos. Si on n’aime pas le bruit et l’action, on ne va pas vivre là, me semble. J’avoue qu’en vieillissant, j’ai hâte que l’automne arrive, parce que dans cette ville hivernale pendant six mois au minimum, les gens délirent dès le printemps. Montréal grouille sans bon sens, comme à la campagne quand les oiseaux, les moustiques, les écureuils et les fleurs s’en donnent à cœur joie avant que la bise ne revienne. Mais tout cela crée une faune où j’aime vivre, qui m’enveloppe, qui est mienne. Le répit de l’été dernier, où on se sentait un peu plus libres et déconfinés, manquait quand même de substance. Pas de feux d’artifice. Pas de Festival de jazz. Pas de party (ou presque, mais ce n’est pas moi qui allais appeler la police).

Pour la première fois, je me suis ennuyée de ces éclats turbulents de vie qui montent à la fenêtre de ma chambre la nuit. La gang de filles excitées qui crient OH-MY-GOD ! en allant fêter, le boum-boum musical des voitures de douchebags qui se prennent pour des rois, les dealers de drogue qui ne se cachent même pas quand ils font leurs transactions, les gens soûls qui sortent des bars après 3 h, ces âmes éplorées et avinées qui crient « JE T’AIME, GINETTE ! » ou « JE VOUS DÉTESTE TOUS ! » vers 4 h, juste avant que la ruche besogneuse ne reprenne du service vers 5 h… Chacun de ces petits détails me manque maintenant, même si mon sommeil n’a jamais été aussi peu dérangé, si bien que je me prédis quelques insomnies quand la vie va reprendre. Je jure de ne pas râler, car il se peut bien que je fasse du bruit moi aussi, quand je vais me jeter de nouveau dans les bras de la nuit montréalaise.