Cette semaine, Fiston a rêvé qu’il avait été arrêté par la police après 20 h parce qu’il n’avait pas respecté le couvre-feu. La policière qui l’a interpellé (dans ses songes) est en réalité l’une de ses collègues à l’épicerie.

Depuis plusieurs semaines, il rentre du travail en fin de soirée avec un talon de chèque dans sa poche afin de justifier au besoin ses déplacements. Aucun policier ne lui a jamais posé de questions à ce sujet. « J’imagine que ça me stresse plus que je ne le pense », dit-il.

Nos rêves en disent généralement plus qu’on le pense, en effet. La même nuit que Fiston a rêvé qu’il était arrêté, j’ai rêvé que j’étais le seul à porter un masque dans un bar. Je n’arrivais pas à me concentrer sur la musique du groupe sur scène tellement j’étais préoccupé par l’insouciance et la proximité des spectateurs.

Je ne sais pas quel sentiment m’habitera lorsque je pourrai enfin aller voir un spectacle en salle. Ce que je sais, en revanche, c’est que je rêve de sortir. Sortir dans un bar, sortir au restaurant, sortir au cinéma ou au théâtre. Sortir pour le plaisir.

Sortir, c’est le nom que portait le défunt cahier de La Presse dans lequel j’ai fait mes premiers pas en journalisme, il y a déjà 28 ans. J’avais pris le relais de la chronique de « restaurants sur le pouce » de mon collègue Mathias Brunet, embauché aux Sports. J’écrivais tant sur le vieux boui-boui traditionnel que sur le nouveau casse-croûte à la mode. J’ai fait des reportages sur les meilleurs hamburgers, les meilleurs glaciers, les meilleures bières de microbrasserie en ville. Heureusement pour ma ligne, j’ai bifurqué vers la critique de cinéma.

Depuis toujours, sortir fait partie de ma vie. J’ai trouvé étrange depuis un an, à quelques exceptions près, d’en être privé. La semaine avant le Grand Confinement, je suis allé au théâtre trois fois et j’ai vu deux films au cinéma. Depuis 11 mois, comme tout le monde, je suis surtout resté chez moi.

La semaine dernière, je suis allé au musée. En temps normal, je me garderais bien de vous en parler. Ç’a été pour moi non seulement une sortie, mais aussi un évènement. Une petite victoire sur la pandémie. On prend toutes les victoires qu’on peut, ces temps-ci.

Je ne suis pas le seul à avoir trouvé absurde de ne pouvoir aller au musée, ces derniers mois, alors que je pouvais à loisir déambuler dans le labyrinthe de salles de montre du IKEA. Il m’était interdit de m’arrêter quelques secondes devant un tableau ou une sculpture dans un musée, mais je pouvais admirer pendant de longues minutes une salle de bain ou un comptoir de cuisine en mélamine, entouré de dizaines de personnes (pas toutes à deux mètres de distance).

La réouverture des musées n’est peut-être pas encore la grande victoire de l’art sur le commerce, mais c’est un début. Depuis la fin de l’automne, on pouvait voir l’exposition Riopelle – À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones, de manière virtuelle, sur le site du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). Mais il n’y a rien comme voir une exposition pareille en personne, ce qui devrait être possible – à moins de « variants contraires » – jusqu’au mois de mai.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le tableau L’étang – Hommage à Grey Owl, huile sur toile iconique de Riopelle, peint en 1970, est exposé au Musée des beaux-arts de Montréal dans le cadre de l’exposition Riopelle – À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones.

J’ai eu un coup de cœur en arrivant, un peu essoufflé, au sommet de l’escalier du vieux pavillon du MBAM. Une émotion vive devant le monumental tableau Point de rencontre – Quintette, réalisé par Jean Paul Riopelle en 1963 et exposé à l’Opéra Bastille de Paris. Le souffle coupé, carrément, devant des œuvres aussi majestueuses que L’étang – Hommage à Grey Owl ou Blizzard sylvestre, une explosion de couleurs, de textures et de reliefs, comme des pierres ou des minéraux précieux découpés en strates. Ce sont des détails que l’on ne peut évidemment apprécier à leur juste valeur à travers un écran d’ordinateur. Il faut sortir pour le voir.

Les quelque 175 œuvres de cette exposition ont en commun le grand intérêt de Riopelle pour la nordicité et l’autochtonie ainsi que l’affection qu’il continuait de porter aux paysages de son pays natal alors qu’il vivait à Paris dans les années 50, 60 et 70. Ses voyages de pêche et de chasse au Nunavik et au Nunavut, notamment avec son ami collectionneur Champlain Charest, semblent l’avoir beaucoup inspiré.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Ce canot d’écorce de bouleau de Riopelle, construit par César Newashish, est normalement exposé à la Maison amérindienne, à Mont-Saint-Hilaire. Il est actuellement au Musée des beaux-arts de Montréal dans le cadre de l’exposition Riopelle – À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones.

Parmi les œuvres majeures de Riopelle qui ont été récemment restaurées, on retrouve la sculpture monumentale Fontaine, créée entre 1964 et 1977, remisée par l’artiste dans son atelier de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, et présentée pour la toute première fois au public. Elle est entourée de tableaux inspirés par les icebergs, dans une ambiance sonore hypnotique de glaciers qui s’entrechoquent. Je me suis laissé bercer par cette ambiance polaire, m’abandonnant à mes rêveries d’hiver.

Je suis allé au musée. Ce serait banal en temps normal. Ce ne l’est pas en ces temps si particuliers. Cette sortie au musée m’a fait rêver d’autres sorties. D’évasions toutes simples, de ruptures anodines avec la routine du quotidien.

Je rêve de sortir. De sortir pour me souvenir qu’il y a une vie à l’extérieur de chez moi. De sortir comme une métaphore, pour voir la lumière, même chancelante, que l’on aperçoit au bout du tunnel. De sortir de ma bulle pour un jour, enfin, sortir de la pandémie.