Le président désigné des États-Unis enfilera-t-il sa cape de superhéros pour sauver le secteur culturel mis au tapis par la COVID-19 et l’ère Trump ? Si certains spécialistes espèrent un « New Deal » tout neuf, d’autres tempèrent l’impact du politique sur l’immense industrie américaine des arts et du spectacle, qui n’a jamais vraiment pu compter sur le soutien financier de Washington.

Le box-office nord-américain a plongé de 80 % en 2020 par rapport à l’année précédente, selon des analyses de Comscore. Les 2,2 milliards US engrangés par les cinémas américains représentent environ la moitié des recettes aux guichets… en 1984 ! L’été dernier, quelque 3000 emplois avaient déjà disparu dans l’industrie du spectacle à Broadway. À l’échelle du pays, c’est plus d’un artiste sur deux qui a perdu son gagne-pain dans le secteur des beaux-arts et de la scène. Pire encore, le tiers des directeurs d’institutions muséales et 90 % des salles de spectacle indépendantes craignent une fermeture définitive. C’est sans compter les organisations d’art à but non lucratif, qui déplorent un manque à gagner de 14,6 milliards US.

Le secteur culturel américain, qui a pourtant l’habitude de rayonner partout dans le monde, souffre énormément. Non seulement de la COVID-19, banalisée par l’administration Trump, mais aussi d’un sous-financement chronique, croient des experts.

Joe Biden saura-t-il redorer le blason de l’Oncle Sam à l’écran, sur scène ou dans les institutions ? L’annonce de l’élection du candidat démocrate a été accueillie avec un mélange de soulagement et d’enthousiasme, le 7 novembre. « L’une des plus belles journées de ma vie », a tweeté l’écrivain Stephen King, entre mille autres éclats de joie similaires sur les réseaux sociaux.

PHOTO FOURNIE PAR SUSAN HARBAGE

Passeport recouvert d’or, œuvre de Susan Harbage créée dans la foulée du « travel ban » de Donald Trump

« Je suis tellement reconnaissant que Biden soit en route », dit à La Presse Susan Harbage, artiste visuelle et professeure associée à l’Université de Caroline du Nord. « J’espère qu’il comprendra la valeur de l’inclusion et des arts. »

La photographe américaine, qui explore les concepts d’identité et de frontières, reproche surtout à Donald Trump sa « mauvaise gestion de la pandémie », qui « a causé des dommages majeurs au monde de l’art et à ses institutions ».

À la fin de l’année 2020, c’est à regret que le président controversé a ratifié un plan de relance bipartisan de 900 milliards US ; 15 milliards ont été alloués au secteur culturel, malmené par la COVID-19. Les salles de spectacle, les cinémas indépendants et les institutions culturelles, notamment, pourront réclamer six mois de salaires et de frais généraux.

Jeudi dernier, Joe Biden a présenté un nouveau plan de 1900 milliards US pour « reconstruire le pays ». Le texte, qui devra passer la rampe du Congrès, prévoit l’octroi d’un chèque maximal de 1400 $ par Américain et un prolongement des allocations de chômage.

« Il faut d’abord que l’économie américaine se normalise, explique Frédéric Martel, professeur d’économie créative à l’Université ZHdK de Zurich, en Suisse. Aider le tourisme, l’aviation, le transport, les cafés, c’est déjà aider la culture. Si vous aidez l’économie, qu’elle repart de manière globale, elle aidera nécessairement les artistes. Sur ce point-là, Joe Biden va certainement dans le bon sens. »

Maintenant qu’il a les coudées franches à la Chambre des représentants et au Sénat, Joe Biden doit proposer une vision ambitieuse pour la culture,, argue Arlene Goldbard, autrice américaine et référence mondiale en matière de démocratie culturelle. Elle milite en faveur d’un nouveau « New Deal », politique d’investissements mise en place par Franklin D. Roosevelt en 1933 pour juguler les effets de la Grande Dépression.

Cinq grands chantiers culturels avaient alors été réunis sous le programme Federal One par l’agence fédérale The Works Progress Administration (WPA).

« Pour réussir, un tel programme d’emploi doit être universel et employer une main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, détaille Mme Goldbard, jointe à Lamy, au Nouveau-Mexique. Mais des initiatives antérieures ont montré que les artistes étaient particulièrement ingénieux et volontaires. Même si la WPA des années 1930 répondait à de nombreux besoins du public, on se souvient surtout de ses cinq programmes artistiques. »

PHOTO FOURNIE PAR ARLENE GOLDBARD

Arlene Goldbard, autrice et référence mondiale en matière de démocratie culturelle

Selon la consultante, la vie culturelle souffre d’une dégradation du tissu social, usé par la COVID-19 et la présidence de Donald Trump. « Les gens peuvent se sentir isolés, traumatisés, voire avoir peur de se réengager dans leur communauté. » Les artistes, croit-elle, sont tout désignés pour « convier les gens à un faire-ensemble » dans une Amérique divisée par les tensions sociales et raciales.

L’artiste Susan Harbage acquiesce : « Notre travail est plus que jamais nécessaire pour entamer un dialogue dans des espaces politiques, des espaces de pouvoir, des espaces communautaires, pour nous dessiner au-delà les frontières, plutôt que de nous maintenir aux frontières. »

Joe Biden doit détailler ses intentions pour la culture dans les prochaines semaines.

Le NEA, nerf (fragile) de la guerre

Le National Endowment for the Arts (NEA), l’équivalent du Conseil des Arts du Canada, est l’un des seuls outils dont dispose le gouvernement fédéral américain pour soutenir les artistes et les institutions culturelles.

Depuis son arrivée au pouvoir, en 2017, Donald Trump a souvent tenté d’y mettre la hache. L’année dernière, l’agence créée par Lyndon B. Johnson en 1965 se trouvait encore menacée dans un plan budgétaire, sous le titre « Mettre fin au gaspillage et aux dépenses inutiles ». The Institute of Museum and Library Services, qui soutient les musées et les bibliothèques du pays, et le National Endowment for the Humanities, carburant pour le monde des lettres et des sciences humaines, étaient aussi dans le viseur de l’administration Trump. Le Congrès américain a repoussé tous les assauts.

« Chaque président depuis Ronald Reagan a réduit les budgets culturels fédéraux ou les a maintenus modestes, explique Arlene Goldbard. Aujourd’hui, par exemple, en dollars absolus, le budget du National Endowment for the Arts est le même qu’en 1984, mais sa valeur réelle est de 40 % inférieure à sa valeur de l’époque. »

Le NEA dispose d’un budget annuel d’environ 200 millions CAN, tandis que celui du Conseil des Arts du Canada atteint 360 millions. Pour une population près de neuf fois inférieure…

« L’une des choses que le président Biden peut faire est de reconnaître à quel point le développement culturel est terriblement sous-financé aux États-Unis », poursuit-elle.

J’aimerais me tromper, mais étant donné que Biden a rempli son équipe de transition des arts et des sciences humaines avec des personnes qui profitent du statu quo, je doute qu’il bouleverse beaucoup le monde culturel.

Arlene Goldbard, spécialiste des politiques culturelles américaines

Des voix s’élèvent en outre pour que l’administration Biden dote enfin Washington d’un secrétariat de la Culture, avec la nomination d’un « Dr Fauci des arts », en référence au célèbre directeur de l’Institut américain des maladies infectieuses. De cette façon, Washington pourrait participer activement à la relance de l’industrie culturelle, tant aux côtés des grands acteurs de Hollywood, par exemple, que d’organismes plus locaux. ​​​

Voilà des vœux pieux, tranche Frédéric Martel, sociologue français et auteur de De la culture en Amérique. « Je ne crois pas que Joe Biden ne change quoi que ce soit, bien qu’il risque d’augmenter un peu le budget du NEA. »

Le 46e président des États-Unis pourrait néanmoins rétablir le President’s Committee on the Arts and Humanities, un comité consultatif qui éclaire la présidence dans ses orientations culturelles. Celui-ci s’est dissous en 2017 après que Donald Trump eut refusé de condamner les rassemblements de l’extrême droite à Charlottesville.

Les vedettes favorisées

« Les industries culturelles échappent presque entièrement à l’intervention du gouvernement fédéral », explique Frédéric Martel, professeur d’économie créative à l’Université ZHdK de Zurich. « Ce qui fait le succès de l’Amérique ne s’appuie pas sur un financement public. »

L’aide de Washington, par l’entremise du NEA ou d’autres agences fédérales, représente environ 2 % des sommes investies dans les organismes à but non lucratif, estime-t-il. « On parle d’une action politique publique extrêmement diversifiée et décentralisée, avec de petites sommes et beaucoup d’agences. » Le secteur privé est financé indirectement par des déductions fiscales, la recherche et le développement des universités ou… les organismes à but non lucratif.

PHOTO FOURNIE PAR FRÉDÉRIC MARTEL

Frédéric Martel

Les États-Unis promeuvent à la fois l’art et le divertissement, le public et le privé, le mainstream et la contre-culture. On peut le critiquer, mais globalement, ça fonctionne.

Frédéric Martel, professeur d’économie créative à l’université ZHdK de Zurich

Preuve du relatif succès de cette façon de voir et de faire : « Même dans des pays très antiaméricains comme la France, ce sont presque toujours des artistes américains qui sont en couverture de publications comme Le Monde, Les Inrocks ou Télérama. »

Arlene Goldbard déplore que le désengagement de l’État favorise « une politique nationale qui, de facto, permet au mécénat privé de fixer des valeurs culturelles, puisque la plus grande partie des ressources va aux arts du tapis rouge », c’est-à-dire des évènements culturels centrés sur les apparats plutôt que sur la valeur intrinsèque des œuvres. « Ça dévalorise les créateurs qui ne correspondent pas à un modèle prôné par l’élite. »

« Joe Biden pourrait devenir le premier président des États-Unis à proposer une politique culturelle nationale démocratique et participative », glisse-t-elle sans trop d’attentes.

Pouvoir symbolique

Les experts consultés par La Presse croient tout de même que l’entrée en poste du président démocrate aura valeur de symbole.

« Je m’attends à ce que Biden suive le modèle des Kennedy et des Obama, en invitant et en honorant un large éventail d’artistes à la Maison-Blanche, explique Arlene Goldbard. Ou au moins en donnant l’impression de se soucier de la culture. »

Des gestes d’ouverture qui trancheraient avec l’attitude de Donald Trump, plus prompt aux gifles qu’aux mains tendues. Critique acerbe des stars et des productions hollywoodiennes, celui qui a fait une célèbre apparition dans Maman j’ai encore raté l’avion a maintes fois vu son étoile du Hollywood Walk of Fame être vandalisée.

Des représentants de Paramount, Universal, Netflix, Sony et Walt Disney, tout comme les réalisateurs George Lucas et Steven Spielberg, ont « investi » au moins 100 000 $ US chacun pour que Joe Biden chasse Donald Trump de la Maison-Blanche. Dans le passé, l’ancien sénateur du Delaware a travaillé main dans la main avec les bonzes du cinéma américain, entre autres pour lutter contre le piratage et conquérir le marché chinois.

Les liens de la vice-présidente désignée avec Hollywood sont encore plus profonds. Kamala Harris, férue d’art en général, a rencontré son mari, un ancien avocat de Beverly Hills, grâce à sa meilleure amie, Chrisette, femme d’un certain scénariste, réalisateur et producteur : Reginald Hudlin (House Party, Django Unchained, Marshall).

Pas étonnant, donc, que la mecque du cinéma pense avoir trouvé son messie.

« De nombreux artistes ont travaillé très dur pour vaincre Trump, avec une vague d’énergie créative exprimée à travers la musique, les arts visuels et tellement d’autres disciplines », rappelle la spécialiste Arlene Goldbard.

« J’espère que le président Biden le reconnaîtra. »

Un essoufflement de l’art contestataire ?

PHOTO TIMOTHY A. CLARY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une œuvre murale inspirée du mouvement Black Lives Matter, à New York

Black Lives Matter, défis climatiques, crise économique : l’art militant a encore de belles années devant lui, assurent les experts. « La contestation est permanente aux États-Unis, que ce soit sous Obama, sous Trump ou sous Biden, note le sociologue Frédéric Martel. Le dynamisme de la contre-culture y est extrêmement fort. » L’artiste visuelle Susan Harbage et la consultante Arlene Goldbard prévoient même un boom de l’art comme outil de contestation aux États-Unis. « Bien sûr, tout art est politique, dit cette dernière. Soit qu’il renforce le statu quo, soit qu’il appelle à l’action contre ses iniquités et ses cruautés, pour les combattre. De plus en plus d’artistes prennent conscience de leur rôle potentiel dans la création d’une société plus juste. Je m’attends à ce qu’ils redoublent d’efforts, qu’ils ne lâchent pas. »

Des négociations plus cordiales

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Solange Drouin, coprésidente de la Coalition canadienne pour la diversité culturelle

Les promoteurs canadiens de la diversité culturelle ont retenu leur souffle au cours des négociations qui ont mené à l’Accord Canada–États-Unis–Mexique, en 2018. Le projet d’ALENA revu et corrigé de Donald Trump menaçait l’exception culturelle du Canada. Celle-ci permet notamment à Ottawa de réglementer à sa guise les produits culturels, notamment les services numériques d’entreprises américaines comme Netflix, Twitter et Apple. Si les négociateurs du président républicain ont finalement accepté de maintenir cette clause, l’arrivée de Joe Biden pourrait faciliter des échanges ultérieurs, croit Solange Drouin, coprésidente de la Coalition canadienne pour la diversité culturelle. « Les négociations risquent d’être plus agréables, plus prévisibles et plus intéressantes. On peut s’attendre à un meilleur décorum pour discuter des enjeux culturels. » La directrice générale de l’ADISQ fonde beaucoup d’espoir dans le projet de loi C-10, qu’elle souhaite voir adopté au plus vite par le Parlement. Il s’agit d’une révision de la Loi sur la radiodiffusion visant à y soumettre les géants du web. Et d’un premier vrai test pour l’exception culturelle. « Une fois que le Canada sera bien armé grâce à une loi, on verra bien comment les États-Unis réagissent. »