Dans le documentaire The Social Dilemma (Derrière nos écrans de fumée, en français), sorti en septembre sur Netflix, on pouvait entendre Tim Kendall, qui a été autrefois directeur de la monétisation à Facebook, répondre ceci lorsqu’on lui a demandé ce qu’il craignait le plus dans la façon dont les réseaux sociaux fonctionnent en ce moment : « La guerre civile. »

Beaucoup ont trouvé que c’était fort de café comme réponse. Puis est arrivé l’assaut contre le Capitole, qui porte la signature de QAnon, selon le journaliste Jeff Yates de l’émission Les décrypteurs, une mouvance conspirationniste qui est clairement sortie au grand jour.

S’il restait encore des gens pour penser que ce qui se passe sur les réseaux sociaux n’a pas d’impact dans le réel, on se demande ce que ça va leur prendre. Nul besoin de sortir des exemples extrêmes comme l’attaque du Capitole ou le massacre des Rohingya en Birmanie, où Facebook a admis avoir joué un rôle dans la propagation de la haine : tous les jours, nous voyons sur les réseaux sociaux la violence s’exercer contre la nuance, la raison, les faits et les voix les plus vulnérables. Tout ça au nom d’une prétendue liberté d’expression qui a toujours été encadrée dans nos sociétés, sauf dans ce Far Web qui ne carbure pas à la liberté, mais au profit et à l’utilisation de nos données personnelles. Ce pipeline infini, qui a rendu mégariches des entreprises ayant maintenant entre leurs mains un pouvoir démesuré, commence à péter de partout et à causer des débordements catastrophiques. Ce qui nous fait découvrir en même temps qu’une démocratie est aussi fragile qu’un écosystème salopé par un déversement de pétrole. À l’ère de la post-vérité, comment va se passer la campagne de vaccination contre la COVID-19 ?

PHOTO MANDEL NGAN, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président Donald Trump dans un message diffusé sur Twitter et retransmis à la télévision le 6 janvier, pendant que ses partisans envahissaient le Capitole.

Alors jeudi, lorsque Twitter, Facebook, Instagram et YouTube ont annoncé avoir suspendu les comptes du président Donald Trump, il n’y avait rien à applaudir. Ça fait un petit bout de temps qu’ils sentent la soupe chaude. Par exemple depuis le scandale Cambridge Analytica, qui a révélé leur influence dans l’élection du même Donald Trump en 2016. Leur modèle d’affaires, basé sur la publicité ciblée, aurait été une brèche privilégiée pour la manipulation des utilisateurs déjà manipulés par les algorithmes afin de les garder captifs des applications. Car si les fausses nouvelles voyagent plus vite que les vraies dans un univers sans filtre, ce serait tout bêtement parce qu’elles sont plus accrocheuses, donc plus rentables.

Toute technologie est amorale, en fait. C’est un outil. Les réseaux sociaux ne sont pas le Mal avec un grand M et ils sont là pour de bon. Ils ont été essentiels pendant la pandémie, d’où l’urgence de les prendre au sérieux. Ce qui pose problème, c’est qu’une petite poignée de gens en détiennent le pouvoir, le fonctionnement et les avantages financiers, et cela loin des lois que nos sociétés ont lentement construites.

Shoshana Zuboff, l’auteure de cette importante somme qu’est L’âge du capitalisme de surveillance dont je vous parlais récemment, a écrit sur Twitter après les évènements ahurissants de Washington que nous subissions les conséquences de la complaisance envers ces géants numériques. « Twitter et Facebook sont profondément coupables. Un futur à leur merci est intolérable. Le capitalisme de surveillance avilit la souveraineté individuelle, dégrade les sociétés et attaque la démocratie. » Elle a salué l’initiative de la FTC (Federal Trade Commission), qui a lancé le 14 décembre 2020 une enquête sur la confidentialité de plusieurs grandes entreprises, notamment TikTok, Facebook, Twitter, Amazon, Snapchat, YouTube, Reddit et Discord, afin de savoir comment elles collectent, analysent et utilisent nos données personnelles.

(Re)lisez la chronique « Notre droit au temps futur »

Les plateformes ont fini par masquer ou accompagner d’avertissements les tweets et publications du président Trump à l’approche des dernières élections. Le spectacle désolant du Capitole envahi par des insurgés violents vient de faire monter brutalement la pression sur ces entreprises. De toute façon, le dentifrice est sorti du tube, car les extrémistes sont en train de migrer vers de nouvelles plateformes comme Parler pour poursuivre leurs discours, quasiment une preuve que Twitter, Facebook et compagnie sont devenus trop mainstream pour eux.

Est-on vraiment impressionné par la prise de parole de Mark Zuckerberg, grand patron de Facebook, lorsqu’il a écrit jeudi que les comptes de Trump étaient suspendus pour une durée indéterminée, au moins jusqu’à la transition du pouvoir ? « Dans les dernières années, nous avons permis au président Trump d’utiliser notre plateforme selon nos règles, parfois en retirant ou signalant ses publications lorsqu’elles violaient nos politiques, a-t-il écrit. Nous croyons que le public a le droit d’avoir accès au plus large éventail de discours politiques, même les discours controversés. Mais le contexte actuel est fondamentalement différent, qui implique l’utilisation de notre plateforme pour inciter à une violente insurrection contre un gouvernement démocratiquement élu. Nous pensons que permettre au président de continuer à utiliser nos services pendant cette période pose des risques trop grands. »

Comme si, dans les quatre dernières années, on n’avait pas vu les dérapages s’accumuler et les risques se multiplier. Comme s’il n’y avait pas eu de victimes de cette violence dans la vie de tous les jours.

Remarquez, cette prise de position que d’aucuns trouvent terriblement tardive est un point de bascule pour toutes ces plateformes. À partir du moment où elles ont suspendu les comptes de Donald Trump, elles ont admis qu’elles n’étaient pas que des courroies de transmission, mais des productrices de contenus, puisqu’elles interviennent maintenant sur ce qui est publié. Pour résumer grossièrement, elles se cachaient encore derrière cette idée que, un peu comme Bell ou Vidéotron, elles n’étaient pas responsables et, surtout, pas tenues d’intervenir dans ce que vous dites au téléphone à vos amis. Mais ce n’est pas ça, les réseaux sociaux, quand un président hors de contrôle parle à 88 millions d’abonnés sur Twitter, et à bien plus qui sont forcés de réagir à ses propos délirants.

Il se pourrait que Donald Trump, la plus grande star politique des réseaux sociaux à l’heure actuelle, quoi qu’on en dise, les entraîne dans sa propre chute en ayant outrepassé pendant des années leurs limites sans être inquiété. Ce président, qui a vomi sa haine des médias traditionnels quotidiennement, a gouverné pendant quatre ans en s’adressant directement à sa base, par des canaux efficaces et addictifs, nullement encadrés par aucune règle d’éthique. Et qui doit ramasser les pots cassés maintenant ?