« D’aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours détesté Noël ! » C’est la gorge nouée que Michel Côté se remémorait lundi matin la première ligne du film C.R.A.Z.Y.

Une phrase qui résonnait douloureusement en lui, à la lumière du départ de son ami Jean-Marc Vallée, mort le 25 décembre, jour de Noël, à l’âge de 58 ans. Dimanche, vers 14 h 30, la Sûreté du Québec s’est rendue dans une résidence secondaire de Berthier-sur-Mer, où le décès du créateur a été constaté. Au terme de leur enquête, aucun élément criminel n’a été relevé et le dossier a été transféré au coroner, une procédure normale visant à déterminer les causes exactes de la mort.

« C’était un être extrêmement généreux, extrêmement sensible, qui aimait la vie, qui aimait inconditionnellement ses deux fils. Un talent incomparable », a confié Michel Côté, qui a collaboré pour la première fois avec le réalisateur sur le plateau de Liste noire (1995), avant de le retrouver sur celui de C.R.A.Z.Y. (2005), œuvre saluée à la fois par le public et la critique.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Côté lors du tournage du film C.R.A.Z.Y.

C’est spécialement pour Michel Côté que le cinéaste avait pensé ce personnage de père qui refusait d’accepter l’homosexualité de son fils, mais auquel il était pourtant difficile de ne pas s’attacher. « Je l’avais tellement dans les veines, le rôle, que j’avais l’impression de ne pas jouer, mais Jean-Marc me disait tout le temps : ‟Change rien, c’est formidable, tu vas voir ce que ça va donner.” C’est un film que j’ai senti jusque dans le tréfonds de mon âme. »

Il y a des réalisateurs sur un plateau qui disent aux acteurs : ‟Tout va bien. Je vous le dirai quand ce ne sera pas bon.” Alors que Jean-Marc, lui, nous le disait aussi quand c’était bon. Il nous disait : ‟C’est magnifique, continue comme ça.” Il nous entourait d’amour.

Michel Côté, à propos de son ami Jean-Marc Vallée

Malgré la florissante carrière internationale de Jean-Marc Vallée, les deux hommes sont toujours demeurés proches. En 2020, le réalisateur a assisté avec ses deux fils à l’hommage que Ciné Québec a rendu à Michel Côté, à Saint-Hyacinthe.

« On se voyait quelques fois par année, même s’il était très occupé. On mangeait ensemble, il me racontait ses anecdotes hollywoodiennes, on parlait de nos familles. Je pense qu’il m’aimait comme un grand frère. Je le faisais rire. Il aimait beaucoup rire. Et moi, j’ai l’impression de perdre un petit frère [il ravale un sanglot]. J’ai ben de la peine. »

Son ex-conjointe, l’auteure et mère de ses deux fils Chantal Cadieux, témoigne d’un homme « très intense, avec une forte personnalité ». « C’était aussi quelqu’un d’imprévisible. Jean-Marc pouvait être là quand on ne l’attend pas ou ne pas être là quand on l’attend, parce qu’il était pris dans son travail. Imprévisible [jusque dans sa mort], parce qu’on ne s’attendait tellement pas à ça. Jean-Marc était en santé, il prenait soin de lui. »

J’aimerais qu’on se souvienne de lui comme d’un cinéaste profondément québécois, même s’il travaillait partout dans le monde. Il avait toujours le souci de travailler avec des Québécois. Il blaguait parfois que c’était parce qu’il les comprenait mieux, mais c’est aussi parce que c’était important pour lui de faire travailler son monde. Il était loyal à ses collaborateurs.

Chantal Cadieux, ex-conjointe de Jean-Marc Vallée et mère de ses deux fils

Un cinéaste de cœur

« Je suis en état de choc », a confié à La Presse le réalisateur Denis Villeneuve. Leur relation remontait à plus de 20 ans, à l’époque de la création du court métrage de Vallée Les mots magiques (1998), alors qu’ils œuvraient aussi tous les deux dans le monde de la publicité. Jean-Marc Vallée, fervent cinéphile, avait créé un « directors club » : sept ou huit cinéastes se réunissaient régulièrement afin de visionner un film autour d’un repas, puis d’en discuter. « Ça a duré pendant plusieurs années et notre amitié s’est alors développée. »

« Quand on fait du cinéma à Los Angeles, on regarde toujours le côté qui brille, mais ça fait peur aussi. Jean-Marc était la seule personne avec qui je pouvais vraiment partager cette aventure parce qu’il vivait quelque chose de similaire. On a développé une grande complicité », a expliqué le réalisateur de Dune. Rappelons que Dallas Buyers Club (2013) de Jean-Marc Vallée est le premier film signé par un Québécois à avoir été nommé aux Oscars dans la catégorie du meilleur film.

La principale qualité de Jean-Marc Vallée ? « Son cœur, répond Villeneuve. [Il avait] un désir ardent et fulgurant de saisir une vérité à l’écran, sans artifices. Il en a développé une grande discipline à l’intérieur d’une démarche très assumée, qui lui a valu un énorme succès. Jean-Marc avait encore beaucoup de films dans le ventre. »

PHOTO GEOFF ROBINS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Denis Villeneuve

Son ami et collaborateur de longue date Marc Côté planchait justement sur la création du prochain projet de Vallée, une fiction inspirée de la vie de John Lennon et Yoko Ono. À quoi tenait le talent singulier de son camarade ? « Les premiers mots qui me viennent en tête, c’est : no bullshit », lance celui qui a agi à titre de directeur des effets visuels sur de nombreuses réalisations de Vallée, depuis l’époque où il tournait des vidéoclips.

Il voulait que les choses paraissent à l’écran comme elles sont dans la vie. Il avait une sensibilité profonde qui lui permettait de voir les émotions derrière les actions des gens.

Marc Côté, à propos de Jean-Marc Vallée

« Mais ce n’est pas tout de comprendre ces émotions-là, il faut être ensuite capable de les transmettre, il faut les communiquer en se servant de tous les outils du cinéma, la musique, le dialogue, l’image. Et Jean-Marc avait la minutie qui lui permettait de tous les utiliser. »

Donner tout

Au moment d’être convoqué en audition pour C.R.A.Z.Y., Pierre-Luc Brillant occupait un emploi de fonctionnaire au gouvernement du Québec et avait presque renoncé à sa carrière d’acteur, amorcée à l’adolescence. Il émergera de cette audition habité par un heureux pressentiment, que sa riche relation avec Vallée viendra confirmer.

« Jean-Marc m’avait dit : ‟Ça va être un grand film, attends-toi à un grand succès.” Dans ma tête, je m’étais dit : ‟Il ne se prend pas pour un 7up flat, lui…” », raconte dans un grand rire plein de tristesse l’interprète du personnage de Raymond, le rebelle sans cause de la fratrie Beaulieu. « Mais au final, ce n’était pas de la vanité. Il savait juste où il s’en allait. »

PHOTO ANDRÉ TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Côté, Danielle Proulx, Pierre-Luc Brillant et Marc-André Grondin à la première de C.R.A.Z.Y.

Le réalisateur et l’acteur n’ont jamais cessé d’échanger des messages – « Si j’avais une question à lui poser, il répondait toujours en dedans de quelques heures » – et de parler musique, Brillant étant lui-même musicien. « Jean-Marc aurait aimé être rock star plus que cinéaste, mais malheureusement », dit-il en appuyant avec une tendre ironie sur le mot malheureusement, « son génie était du côté du cinéma ».

Comment Jean-Marc Vallée se comportait-il sur un plateau ? Pierre-Luc Brillant évoque une direction d’acteurs raffinée, « mais qui ne se traduisait pas toujours par un discours raffiné ». C’est-à-dire ? En amont du tournage d’une scène pendant laquelle Brillant doit s’en prendre à un de ses frères incarné par Marc-André Grondin – une scène qui ne pouvait pas être exécutée plus d’une fois pour des raisons techniques et budgétaires –, Vallée offre à Brillant ce conseil laconique.

« Il m’a dit : ‟C’est simple, tu veux passer par-dessus la table pour l’égorger. Mais trouve un moyen de ne pas te rendre.” Pis il est parti. J’avais demandé aux gars qui jouaient mes frères de me retenir, parce que je n’allais pas partir à moitié, il fallait que j’y aille pour vrai.

« En gros, la directive de Jean-Marc, c’était : ‟Donne tout, enlève rien. » Donne tout : c’était pour Jean-Marc Vallée, on l’aura compris, comme une philosophie de vie.

Producteur de C.R.A.Z.Y. et de Café de Flore (2011), Pierre Even vante également l’intensité et la générosité de Jean-Marc Vallée qui, il y a moins d’un mois, allait à la rencontre des étudiants en cinéma de l’Université Concordia, malgré son agenda qui débordait.

« Il est toujours resté intéressé par ce que les autres font. C’est ce que les gens pleurent aujourd’hui : son humanisme. Et c’est ce qu’on voit dans ses films, cette façon de mettre les êtres humains à l’écran et de mettre les acteurs au centre de sa création. C’est ce qu’on perd tous. 

« Pour lui, une journée de tournage terminée, c’était une journée qui ne reviendrait plus jamais, alors il ne fallait pas la manquer. »

Avec la collaboration de Marc-André Lussier et de Léa Carrier, La Presse

Lisez « 1963-2021 : Jean-Marc Vallée n’est plus »