Chaque semaine, des journalistes des Arts de La Presse nous font le récit d’anecdotes vécues lors de la couverture d’évènements culturels : le plus grand malaise ressenti, le moment le plus stressant d’une affectation, l’entrevue la plus pénible, etc. Cette semaine, trois retraités du journal, Alain de Repentigny, Daniel Lemay et Nathalie Petrowski se racontent.

« Je veux juste te signaler que j’ai écrit trois livres sur le sujet », m’interrompt d’emblée Nathalie Petrowski, en riant. Éternelle trouble-fête.

Je tentais de lui expliquer, ainsi qu’à nos honorables ex-collègues Daniel Lemay et Alain de Repentigny, pourquoi je les avais réunis. Ils sont de la même génération. Ils ont le don de raconter de bonnes histoires et, dans le cadre de notre rubrique Coupé au montage, j’espérais qu’ils puisent dans la mémoire de la section des Arts (autrefois surnommée les « Zarzés », pour Arts et spectacles) leurs bons et surtout leurs moins bons souvenirs.

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Alain de Repentigny et Daniel Lemay

Les deux premiers ont débuté à La Presse dans les années 1980 et ont été respectivement chef de division et directeur des pages culturelles. La dernière – et non la moindre – a commencé à écrire dans nos pages en 1992 et y a été chroniqueuse pendant plus de 25 ans.

Chacun a une histoire d’enregistreuse qui n’a pas fonctionné ou qui n’a servi à rien. Alain, qui a aussi été directeur des Sports à La Presse (tout comme Daniel, d’ailleurs), n’a par mégarde rien enregistré de son entrevue avec Guy Lafleur, alors au sommet de sa gloire.

Nathalie a passé deux heures chez Leonard Cohen, dans sa maison du parc du Portugal.

Il y avait Suzanne qui traînait dans la cuisine. C’était une entrevue écœurante ! Quand il a compris que ça n’avait pas enregistré, il m’a dit : “Pas question que l’on recommence l’entrevue ! Va à ton journal et écris ton texte.” C’est ce que j’ai fait !

Nathalie Petrowski

Dans la catégorie « entrevue qui ne fut pas une entrevue », Daniel se rappelle une rencontre à Paris avec le regretté Alain Bashung, en 1998, à la sortie de son fabuleux album Fantaisie militaire. « Ça ne lui tentait pas. Je n’ai pas perdu le contrôle de l’entrevue. Je n’ai jamais eu le contrôle ! C’était déjà un gars sombre, Bashung. Ça n’allait pas bien avec sa blonde. Il a divorcé peu après. Il ne m’a rien donné. J’ai quand même écrit un texte avec les deux mots qu’il m’a dits. On est toujours capables de faire ça. Mais ce fut un cauchemar. Quel grand artiste, par ailleurs… »

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Daniel Lemay et Alain de Repentigny

Alain se souvient, de son côté, d’une entrevue « mémorable » avec Brian Wilson, génie torturé des Beach Boys, qui s’apprêtait à renouer avec les membres du groupe pour son 50anniversaire, après des années de conflits et de poursuites judiciaires.

« Avec son cousin Mike Love, disons qu’ils ne s’aimaient pas beaucoup ! Il est arrivé au téléphone avec une voix éteinte. Quand je lui ai demandé pourquoi il était tout à coup prêt à rejouer avec les Beach Boys, alors qu’il chantait ses propres chansons sans eux depuis des années, il m’a dit : “Désolé, je dois partir !” Ça s’est fini comme ça. C’était ma première question. »

Nathalie, au contraire, dit que « la pire entrevue de sa vie » n’était pas le fait d’une économie de mots de la part de l’interviewé, mais d’un trop-plein de paroles de Michel Girouard, mort récemment. « Il m’a parlé pendant deux heures, sans arrêt, mais c’était sans queue ni tête. Je n’arrivais pas à placer une question. Je suis rentrée à La Presse et, pour la seule fois de ma vie, j’ai dit à ma boss que je n’écrirais rien. Il m’a harcelée pendant une semaine au téléphone, craignant que je dise du mal de lui, jusqu’à ce que je lui raccroche au nez. J’ai fini par écrire un bas de vignette. »

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Le regretté Michel Girouard, posant à La Presse pour une interview qui n’a finalement jamais été publiée.

Nathalie et Daniel ont chacun eu maille à partir avec René Angélil, un autre disparu. Daniel parce qu’il a osé poser une question à l’imprésario de Céline Dion au sujet d’une femme coréenne qui l’avait accusé d’agression sexuelle. « Il était hors de lui. Il s’est levé et je me suis demandé s’il y aurait une empoignade. L’entrevue s’est terminée sur cette question-là, à laquelle il n’a jamais répondu. » Daniel avait rencontré Angélil à Las Vegas, à l’époque où cette affaire était devant les tribunaux américains, en 2002.

Deux ans plus tard, alors qu’elle devait rencontrer Céline Dion dans la suite d’un hôtel new-yorkais où son fils aîné a été conçu, Nathalie a conclu une chronique en espérant que « la chambre des miracles » donne à René-Charles « un petit frère ou une petite sœur ».

Le lendemain, avant l’entrevue de groupe avec Céline, Angélil a engueulé Nathalie devant ses collègues pendant 20 minutes. Elle lui a tenu tête, et en conséquence, n’a plus été la bienvenue dans les spectacles de la chanteuse pendant des années. Alain, patron diplomate, était celui qui devait réparer les pots cassés et rappeler à René Angélil que les chroniqueurs et critiques sont libres de leurs opinions.

James Ellroy

Nathalie, qui n’a jamais craint la confrontation, a aussi reçu une volée de bois vert de la part de l’écrivain américain James Ellroy, en pleine conférence de presse. « J’ai voulu poser une question alors qu’il n’avait pas tout à fait terminé sa phrase et il a hurlé : “Do not interrupt me !” Je n’en revenais pas. Je lui ai demandé de rester poli. J’avais à faire une entrevue avec lui, tout de suite après. Il a fait comme si de rien n’était, alors que j’étais encore traumatisée. Je me suis rendu compte par la suite qu’il avait fait exactement la même chose, trois mois plus tôt, à un journaliste de Libération. »

Au rayon des spectacles les plus pénibles, Daniel se rappelle un « gala français » du festival Juste pour rire, animé par un pianiste belge promettant de marier le cinéma et le théâtre au Théâtre St-Denis. « Arrive un clown américain d’une grossièreté totale et le public se met à huer, ce qui est assez rare à Montréal. Des gens se lèvent et ça sort à pleines portes. Ils veulent être remboursés, pendant le spectacle ! C’est la seule fois à ma connaissance que Juste pour rire a remboursé des billets pour un show qui avait eu lieu. »

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Nathalie Petrowski a été chroniqueuse pendant plus de 25 ans.

Daniel, généraliste (« Jack of all trades, master of none », disait-il) et bon soldat – il a fait le collège militaire –, refusait rarement une affectation. « Il y a eu de très grands shows au Forum de Montréal. Mon boss de l’époque [dit-il en jetant un regard oblique à Alain] m’a envoyé couvrir le dernier show du Forum avant sa fermeture. Jean-Marc Parent. Ça a duré quatre heures et demie… » Il aurait, je crois, préféré que ce soit plus court.

C’est aussi Daniel qui a été chargé de couvrir au Forum un concert de Luciano Pavarotti, que notre critique de musique classique Claude Gingras n’appréciait guère. Au passage précédent du ténor à Montréal, le grand patron avait contraint Claude, récalcitrant, à rendre compte de la soirée.

« Il a écrit quelques lignes à peine, se souvient Alain. Il s’est contenté de dire qu’il était monté sur scène à 20 h 13, qu’il portait une cravate rouge et un complet bleu, qu’il avait chanté telle ou telle pièce, et qu’il avait quitté la scène à telle heure. Cré Claude ! »

Ce grand patron, qui s’entendait pourtant bien avec Daniel, n’avait pas du tout apprécié le titre de sa critique (« Immense Pavarotti »), et le lui avait fait savoir. Il faut dire qu’il avait lui aussi une taille de chanteur d’opéra.

Alain, qui a commencé et terminé sa carrière comme critique musical, se désole des tristes derniers spectacles à Montréal de bien des artistes qui auraient dû raccrocher la guitare et le micro plus tôt : B. B. King, Tony Bennett, Leon Russell. « Parfois, les entourages ne protègent pas bien les artistes », regrette-t-il. « La réunion de The Police en 2007, ce n’était pas une bonne idée non plus. »

En 1990, Alain s’était rendu à Québec couvrir le spectacle de David Bowie, et n’avait pas été accueilli à bras ouverts (les journalistes n’y étaient pas les bienvenus). Il avait dû écrire sa critique dans sa voiture, à 25 degrés sous zéro, puis trouver une cabine téléphonique sur le boulevard Charest afin de transmettre son texte à l’aide de « coupleurs ». C’était avant l’ère du cellulaire et de l’internet.

Daniel comme Nathalie se souviennent d’avoir dicté des textes au pupitre au téléphone, notamment du Festival de Cannes. Alain, alors qu’il était patron, avait gentiment retranscrit un samedi matin le texte d’une autre journaliste, qui l’avait appelé de l’étranger parce qu’elle était incapable de transmettre son texte par ordinateur. Le lendemain, elle l’avait engueulé parce qu’il avait mal orthographié un mot dans l’article…

« Combien de lignes il faut que t’écrives ? », m’a demandé Alain, avant que je ne range mon enregistreuse (qui avait bien fonctionné). Je n’en aurai pas assez pour toutes vos anecdotes, les amis. Mais qu’est-ce que j’ai ri…