« Vivre, c’est conjuguer sans arrêt tous les âges de la vie en soi-même », selon le sociologue Edgar Morin. Pour cette série estivale, La Presse a demandé à de jeunes créateurs quelle personnalité d’une autre génération ils aimeraient rencontrer. Pour discuter de leur expérience de travail, des secrets pour durer, des pièges à éviter dans le métier. Aujourd’hui, Kevin Lambert discute avec René Richard Cyr.

Étudiant au doctorat en création littéraire à l’Université de Montréal, Kevin Lambert a écrit Querelle de Roberval, un roman qui a connu un énorme succès, tant au Québec qu’en France. Le romancier de 28 ans a eu envie de parler à René Richard Cyr (qui a célébré ses 40 ans de carrière l’an dernier), parce que le comédien et metteur en scène est ouvertement gai et que la transmission dans le cadre de la communauté LGBTQ+ est un sujet qui l’intéresse.

René Richard Cyr : L’idée de transmission est aussi importante pour moi, Kevin. Je dis souvent qu’au lieu d’avoir des enfants, je fais des spectacles. En espérant pouvoir transmettre ce que j’ai appris aux générations plus jeunes. Je pense qu’à notre époque, le passé a un peu perdu ses lettres de noblesse. J’aimerais bien monter au théâtre Racine, Claudel, mais on trouve ça trop ancien. Or, à mon avis, il y a un grave danger à refuser de connaître le passé. En même temps, je comprends très bien que les jeunes soient davantage préoccupés par le présent et par l’avenir. Si j’avais 20 ans, je n’aurais peut-être pas l’impulsion de regarder en arrière…

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

René Richard Cyr

Kevin Lambert : Pourtant, il devrait y avoir de la place pour tout. Une société doit se nourrir de l’ancien et du nouveau. Je n’aurais pas pu écrire Querelle de Roberval s’il n’y avait pas eu des écrivains comme [Michel] Tremblay et [Michel Marc] Bouchard pour ouvrir le chemin. D’ailleurs, j’ai découvert Jean Genet grâce à ta mise en scène du Balcon au TNM, en 2013. Cinq ans plus tard, j’ai écrit Querelle, dont le personnage central est inspiré de Querelle de Brest de Genet.

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Kevin Lambert

R. R. C. : Quand j’ai lu ton livre, j’ai été séduit… non, ému, par la liberté débordante de ton écriture. J’ai été soufflé qu’un auteur ose aller jusque-là. Sans se censurer. Cette liberté-là me touche peut-être parce que je refuse de me la donner… Je ne peux pas m’imaginer avoir écrit ça à 25 ans.

K. L. : Mais en même temps, tu es l’un des artistes au Québec qui ont vraiment embrassé une forme d’extravagance dans leurs spectacles. Le désir du grandiose, du sublime et du dépassement de soi, comme celui d’Hosanna, que tu as déjà joué, je le vois dans ton parcours artistique. À ta façon, tu as participé au mouvement d’affirmation homosexuelle.

R. R. C. : Pourtant, je n’ai jamais fait du théâtre « homosexuel ». Quand j’ai fait la création des Feluettes, dirigée par Brassard, c’était la première fois qu’on voyait deux hommes nus s’embrasser dans un bain au théâtre à Montréal. Les acteurs étaient fiers de porter cette parole. On avait l’impression de faire avancer les choses. Il y avait sûrement un désir de se montrer, de se nommer, de dire qu’on existe sur la place publique. Alors que dans la génération d’acteurs homosexuels avant moi [et il y en avait beaucoup !], TOUT le monde le cachait. Et toi, Kevin, avais-tu l’impression d’écrire un roman gai avec Querelle ?

K. L. : Les catégories ne me dérangent pas du tout. Certains écrivains ont l’impression de se faire enfermer dans une case ; je ne le vois pas comme ça. J’aime ça, faire partie de la catégorie LGBTQ.

R. R. C. : Je ne suis pas contre. Mais il faut faire attention à la notion de minorité. Car elle peut nous isoler de la majorité. Au fond, les homosexuels ne sont pas plus minoritaires que les chauffeurs d’autobus ! C’est une boutade, mais je crois qu’on doit aussi revendiquer notre ressemblance avec les autres humains, et pas juste brandir notre différence. Être en amour, c’est être en amour.

K. L. :Je comprends ton point de vue. Or, la reconnaissance des minorités, ce n’est pas nécessairement une malédiction. En général, la majorité va moins s’identifier aux histoires des minorités, même si l’amour est universel. Quand j’étais libraire, des clients me demandaient parfois de leur suggérer un livre. Si je recommandais un bon roman avec des personnages gais, ils me répondaient : « Ben non, je suis hétéro… » Ces dernières années, les femmes ont revendiqué la parité en culture ; les personnes non blanches ont déploré leur faible représentativité sur nos écrans, nos scènes, et le fait que leurs histoires sont portées par des voix blanches ; ensuite des acteurs gais ont souligné qu’on ne leur offrait pas de premiers rôles dans les séries… même pour les rôles gais. La manière de faire des « castings » est remise en question. C’est une grosse machine, l’industrie culturelle, ça prend du temps à faire bouger, mais ça bouge.

R. R. C. : Tu as raison, Kevin, on est dans une période charnière. Les mentalités changent. Ces nombreuses voix qui s’élèvent aujourd’hui vont enlever des œillères. Maintenant que tout le monde (ou presque) sait que ces différences existent, c’est devenu un combat contre l’indifférence.

La Presse : Diane Dufresne vous a déjà dit que la révolution, c’est de durer. Justement, est-ce qu’il y a un secret pour durer comme artiste ?

R. R. C. : Le secret, c’est la curiosité. C’est de conserver toujours intacte sa curiosité intellectuelle. À 62 ans, j’aime autant lire Bérénice de Racine que regarder Occupation double. Parce qu’un créateur ne doit pas s’enfermer dans une tour d’ivoire, perdre contact avec sa société. Et la téléréalité est un phénomène culturel incontournable. En même temps, il faut aussi rester attentif à sa nécessité intérieure.

K. L. : En 1996, tu as dirigé Tous unis contre le sida, une émission en direct et diffusée pour la première fois sur les quatre réseaux au Québec. J’aimerais que tu nous parles de la façon dont ton milieu a vécu la crise du sida à l’époque.

R. R. C. : C’était une période très, très dure. Ça tombait comme des mouches autour de nous. Chaque matin, on se levait en se tâtant le cou pour voir si nos ganglions n’avaient pas grossi. On avait tous peur de tomber malades. Puis la PrEP [prophylaxie pré-exposition par voie orale] est arrivée, et le sida semble tomber dans l’oubli. Parce que les gens préfèrent les « happy ends » aux souvenirs douloureux…

K. L. : Voilà une histoire que votre génération peut nous transmettre à nous, les jeunes. Je trouve ça précieux de lire des récits qui nous rappellent la crise du sida au Québec. Quelques auteurs, comme André Roy, Jean-Paul Daoust, Pierre Salducci, l’ont fait. Mais trop peu.

R. R. C. : Au théâtre, il y a eu Natures mortes de Serge Boucher [créée au Quat’Sous en 1993]. Or, j’aimerais aussi savoir d’où l’on vient, bien avant le sida. Toute la période cachée, quand tu n’avais pas le choix d’aller dans des lieux clandestins et sordides pour rencontrer des hommes. Avoir les témoignages de ceux qui devaient se cacher à tout prix ; ces pères de famille qui ne se l’avouaient même pas à eux-mêmes. L’auteur français Dominique Fernandez l’a évoqué dans son roman La gloire du paria. Je ne suis pas si vieux, mais je me souviens qu’adolescent, quand je voyais un beau gars dans le métro qui semblait homosexuel, je n’osais pas le regarder de peur de me faire casser la gueule ! À l’époque, pour montrer à un homme que tu étais intéressé, il fallait presque s’efféminer, prendre des poses maniérées pour signifier : « Moi aussi, je suis comme ça ! »

K. L. : Il y a des choses qui ne changent pas. C’est encore dur aujourd’hui, surtout quand tu es isolé, de le dire à tes proches. En région, beaucoup d’hommes vivent leur homosexualité dans la clandestinité. Des connaissances au Saguenay m’ont reproché de leur avoir menti en leur cachant mon orientation sexuelle plus jeune. Or, ce n’est pas juste une question de le dire ou pas. C’est plus compliqué que ça. L’homosexualité n’est pas une chose que tu découvres un matin, puis que tu décides de recouvrir avec un couvercle pour ne pas l’afficher… Tu dois d’abord l’accepter toi-même. Et c’est le travail d’une vie, se connaître. René Richard, trouves-tu, comme moi, qu’il y a plusieurs personnes en nous ?

R. R. C. : Oui, mets-en ! Et j’en découvre encore [rires]. On est très, très nombreux dans ma tête : la victime et le bourreau, la belle et la bête, l’enfant et l’adulte… Ils sont tous là. Il faut juste le reconnaître.

Les propos ont été édités par souci de concision.