« Ça a apporté beaucoup de réflexion. Ça nous a vraiment affectés en tant qu’organisation et chaque personne, individuellement, a aussi été affectée », affirme Jean-Christian Aubry, directeur label et associé fondateur de la société de musique Bonsound.

« Ça », c’est la chute de Yann Perreau, signé chez Bonsound, accusé l’été dernier par plusieurs femmes d’avoir eu des comportements déplacés de nature sexuelle. Les liens avec le musicien ont alors été immédiatement rompus et le restent à ce jour. « Ça », c’est aussi la sortie de Safia Nolin, autre artiste de l’étiquette, qui a accusé l’animatrice Maripier Morin d’inconduites, d’agression et de racisme.

Sur tous les fronts, Bonsound a eu à se positionner. « Safia, on est ses gérants, on est responsables de sa carrière, mais aussi de ses spectacles. Elle nous a comme équipe. Il a fallu donner le meilleur soutien qu’on pouvait lui donner. On a fait de notre mieux, mais je pense qu’on a été loin d’être parfaits dans notre façon de réagir », reconnaît Jean-Christian Aubry.

Après sa sortie, l’auteure-compositrice-interprète a été le sujet de toutes les manchettes. Les répercussions ont touché sa vie professionnelle comme sa vie privée, puisqu’elle a été victime de harcèlement de la part d’une partie du public.

Bonsound a beaucoup cherché quel était son rôle dans tout cela.

Malheureusement, maintenant, on a de l’expérience. On fera mieux la prochaine fois, s’il y en a une, et j’espère que non.

Jean-Christian Aubry, directeur label et associé fondateur de la société de musique Bonsound

Réformer les mœurs

Bonsound a décidé de faire son examen de conscience. L’entreprise a fait appel à une psychologue organisationnelle pour mieux se réformer. « Après la tempête Yann Perreau, après les multiples tempêtes Safia Nolin, on s’est assis et on s’est demandé quel est le positionnement de l’entreprise par rapport à tout ça, explique Jean-Christian Aubry. On lui a demandé de nous accompagner dans notre démarche de réflexion et de changement. »

Le mandat de la consultante était large : « toutes les questions d’inégalité, de pouvoir, de sexisme et pas juste les questions d’inconduites ou de harcèlement », explique Jean-Christian Aubry, qui mentionne aussi le désir de « libérer la parole » au sein de l’entreprise, pour que les employés se sentent à l’aise de se tourner vers une ressource en cas de besoin.

Tout l’automne, ils ont travaillé sur un « diagnostic organisationnel ». Cette remise en question a permis de trouver des zones de vulnérabilités (13, pour être exact) sur lesquelles travailler, particulièrement en ce qui concerne les enjeux de pouvoir. Et ce, tant à l’interne qu’à l’externe, avec les artistes que la boîte représente. Ont suivi plusieurs formations. Le tout sur une durée de neuf mois environ.

« Présentement, on en est à appliquer les solutions », affirme Jean-Christian Aubry. Il faut repenser les politiques, les contrats, continuer à se former, repenser également le processus de dotation d’emploi, dans ce milieu où l’on a « tendance à engager des amis et des amis d’amis, ce qui fait qu’il n’y a pas beaucoup de diversité ».

Difficile, mais nécessaire

Le processus n’a pas été de tout repos. « Il a fallu se regarder le nombril. Ç’a été plus émotionnellement difficile pour certains, raconte le cofondateur de Bonsound. Chacun des employés et nous, comme dirigeants, avons dû mettre beaucoup de temps. »

Avec un petit recul, il sait qu’il s’agit d’un travail « essentiel ». « J’encourage n’importe quelle organisation comme la nôtre à faire la démarche. Il ne s’agit pas juste de faire une politique et de l’afficher sur son intranet sans que rien ne change. »

La Presse a souhaité s’entretenir avec d’autres entreprises du milieu afin de comprendre l’impact du mouvement de l’été dernier sur leur entreprise. Les Disques 7e ciel et Audiogram n’ont pas souhaité s’entretenir avec nous sur le sujet. La Tribu et Musicor n’ont pas donné suite à notre demande d’entrevue.

Chez Bravo Musique, on considère qu’il est encore trop tôt pour revenir dans les détails sur le changement de mains. Béatrice Martin, alias Cœur de pirate, propriétaire et directrice depuis moins d’un an de la maison de disques, a abordé lors de l’acquisition son souhait de repenser les politiques de l’entreprise. Un protocole contre le harcèlement a notamment été instauré et concerne tant les employés internes que les collaborateurs externes.

Est-ce qu’il serait nécessaire de voir plus de femmes à la tête des grandes boîtes de l’industrie ?

La présence des femmes amène de la transformation, c’est de plus en plus documenté.

La sociologue Francine Descarries

« Et ce n’est pas un effet hormonal, génétique ou biologique, mais les femmes ont été socialisées différemment et elles occupent l’espace différemment, ajoute-t-elle. Pour avoir travaillé avec les Réalisatrices équitables, avec l’Espace GO, je vois la prise de conscience de la marginalité dans laquelle on les a toujours placées. »

Les femmes ont « une autre manière de concevoir la gestion », ajoute Martine Delvaux, qui a notamment publié l’an dernier Je n’en ai jamais parlé à personne, qui rassemble des centaines de témoignages de violences subies par des femmes. « Parce qu’elles ont l’expérience du harcèlement. Si Cœur de pirate, par exemple, mène son entreprise en ayant [cette expérience] en tête, c’est une bonne chose. »

« Des choses qu’on ne tolère plus »

Tout moment d’importance comme la vague de dénonciations de l’été 2020 force le changement. Peu à peu, le milieu culturel cherche des solutions. Diverses organisations souhaitent mieux baliser leurs politiques, rapporte Virginie Maloney, avocate et fondatrice de L’Aparté. Le mandat de l’organisme a été étendu pour agir également sur le plan préventif en aidant les organismes à mettre en place des règlementations.

« Il y a un désir de savoir quoi faire, de mettre des politiques claires en vigueur, avec des démarches à suivre et des sanctions, dit Virginie Maloney. On a fait beaucoup de travail depuis 2017, même si ce n’est pas encore parfait. Dans le milieu culturel, il y a des choses qu’on ne tolère plus. »

Force est de constater que beaucoup de travail reste encore à abattre. Mais les vagues de dénonciations ont ce pouvoir de hâter le changement, croit la sociologue Francine Descarries.

« Ces hommes – si on parle des hommes – sont le produit d’une société qui leur avait laissé toute la latitude, tandis que les femmes avaient appris à accepter cela, à ne pas contester ou se manifester, dit-elle. La beauté des évènements actuels, c’est qu’ils montrent aux femmes qu’elles n’ont pas de raison d’accepter des comportements inacceptables à leur égard. C’est ça, le mouvement #metoo. »