Ce qui frappe d’emblée, lorsqu’on réécoute What’s Going On, de Marvin Gaye, chef-d’œuvre paru il y a exactement 50 ans ce week-end, c’est à quel point il est incontestablement et désespérément d’actualité.

C’est un album qui a une résonance particulière dans le contexte du mouvement Black Lives Matter, à un jour du triste anniversaire de la mort de George Floyd. Sur Inner City Blues (Make Me Wanna Holler), qui traite de pauvreté et de discrimination raciale, Marvin Gaye regrette le « trigger happy policing » (la police à la gâchette facile) de l’époque.

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Le chanteur Marvin Gaye, à New York

La chanson-titre de l’album a elle-même été inspirée par un épisode de brutalité policière, en 1969 à San Francisco, auquel a assisté son auteur, Obie Benson, du groupe The Four Tops. Marvin Gaye s’est approprié la chanson, qu’avait refusée avant lui Joan Baez, en y ajoutant ses propres observations sociopolitiques et ses sensibilités musicales.

Lorsque les soldats américains ont ouvert le feu sur les manifestants et tué quatre étudiants de l’Université Kent State, en mai 1970, Marvin Gaye s’est juré qu’il ne garderait plus ses opinions pour lui-même. « Je crois que c’est ma croix à porter. Je suis un messager », dit-il dans la fascinante série documentaire d’Asif Kapadia (Senna, Amy, Diego Maradona) 1971 : The Year That Music Changed Everything, offerte depuis vendredi sur la plateforme Apple TV+ (et constituée essentiellement, comme tous les documentaires de Kapadia, d’images d’archives et de voix hors champ).

What’s Going On est sans doute la plus sublime collection de protest songs de l’histoire de la musique populaire. L’album, que le patron de Motown et beau-frère de Marvin Gaye, Berry Gordy, trouvait trop politique, trop jazz et pas assez commercial, est rapidement devenu un phénomène social. « C’était un cheval de Troie, explique-t-on dans la série documentaire d’Asif Kapadia. Les jeunes adoraient les chansons, mais leurs parents les chantaient aussi ! »

D’un côté, il y avait cette musique soul mâtinée de gospel et de R & B, sensuelle et irrésistible, aux orchestrations riches et aux superpositions vocales. De l’autre, des textes chargés des préoccupations du moment, en particulier à l’égard de la guerre du Viêtnam et du mouvement pour les droits civiques des Afro-Américains.

Au cœur de cet album-concept, et de ses neuf chansons s’imbriquant les unes dans les autres, il y avait le récit d’un vétéran de la guerre du Viêtnam qui rentre désabusé et désillusionné aux États-Unis. Un personnage inspiré par le frère de Marvin Gaye, Frankie, parti au front pendant trois ans.

Dans le documentaire se succèdent des images d’archives de la guerre du Viêtnam, du président Richard Nixon à la Maison-Blanche et de Marvin Gaye en spectacle, chantant What’s Happening Brother à propos de son frère. On voit ensuite John Lennon, lui-même très actif dans le mouvement anti-guerre, chanter les louanges de What’s Going On, qui a détrôné l’an dernier Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band au sommet du palmarès des 500 meilleurs albums de tous les temps du magazine Rolling Stone. « Il a tout changé avec cet album », dit Chrissie Hynde à propos de Marvin Gaye, dans le premier épisode de la série. La chanteuse des Pretenders était étudiante à Kent State lorsqu’a eu lieu le massacre, immortalisé dans une chanson de Neil Young, Ohio, écrite spontanément après les évènements.

La musique de 1971, soutient le documentaire d’Asif Kapadia, rend compte non seulement de ce qui se passait au moment de What’s Going On, mais également de ce qui se tramait pour les années à venir. Elle témoigne de prises de conscience, de révoltes et de bouleversements importants. La culture populaire était en phase avec son époque.

Muhammad Ali remontait dans le ring, face à Joe Frazier, pour la première fois en quatre ans. « Pourquoi me demanderait-on de revêtir un uniforme et de voyager à 10 000 miles de chez moi pour lancer des bombes et des balles sur les gens de couleur du Viêtnam alors que les soi-disant negro de Louisville, à qui l’on nie les droits de la personne les plus élémentaires, sont traités comme des chiens ? », avait demandé Ali, en refusant d’aller au front. Autant de lucidité et d’outrecuidance lui avaient coûté son titre mondial.

C’était l’époque du « Black Power » et des Black Panthers. L’époque des purges du FBI, sans mandat d’arrestation, dans ce que l’on considérait être des ghettos. L’équivalent d’Octobre 1970 au Québec, tous les mois de l’année 1971. Gil Scott-Heron déclamait No Knock à propos de l’assassinat de Fred Hampton (le personnage principal du film Judas and the Black Messiah) et la géniale The Revolution Will Not Be Televised, sur du jazz avant-gardiste. C’était l’époque du procès d’Angela Davis, professeure de philo à UCLA, soutenue par Aretha Franklin et accusée d’être liée à George Jackson. Le jeune Jackson a été emprisonné pendant 12 ans parce qu’il avait volé 70 $ alors qu’il était adolescent et a été assassiné en prison parce qu’il était devenu trop influent, chante Bob Dylan sur George Jackson. L’année du massacre de la prison d’Attica, après le soulèvement de prisonniers en protestation du meurtre de Jackson. « J’espère qu’il est mort pour que nous, les Noirs, puissions vivre », dit la sœur d’un défunt, dans la série, lors de funérailles collectives dans Harlem.

C’était l’année du Respect Yourself de la famille Staple, du « I Am Somebody » du révérend Jesse Jackson, de l’Oscar pour la musique de Shaft, d’Isaac Hayes (une première pour un Afro-Américain), du capitalisme noir vu par le maître du funk James Brown et du « soul power » de Bill Withers, disparu l’an dernier, à qui l’on avait osé dire que « les Noirs ne savent pas écrire ».

L’époque où l’écrivain James Baldwin, invité sur le talk-show de Dick Cavett, a reproché à l’animateur son utilisation du mot « negro » alors que Cavett, inconscient de ses privilèges, faisait valoir que la situation de l’homme noir était de plus en plus enviable aux États-Unis. « Lorsque j’étais jeune, on m’a appris que j’étais un sauvage sauvé par l’Amérique, et je l’ai cru », explique Baldwin à des étudiants, dans le huitième épisode du documentaire d’Asif Kapadia.

Marvin Gaye « a tout changé avec cet album », dit Chrissie Hynde à propos de What’s Going On. Ce qui frappe, en revanche et en fin de compte, c’est à quel point les choses n’ont pas changé depuis.

1971 : The Year That Music Changed Everything est offert sur Apple TV+.