Je suis toujours fatiguée en janvier. D’habitude, c’est le mois où je me relève péniblement d’une grosse grippe attrapée dans ce bon vieux temps où on embrassait tout le monde à Noël, en pigeant dans le même bol de chips sans se laver les mains.

Aucune grippe cette année, je n’ai rien fêté, mais je suis fatiguée quand même.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

« Puis les bonshommes de neige sont apparus, aussi nombreux que l’armée de soldats en terre cuite du premier empereur de Chine, écrit notre chroniqueuse. Il faut dire que cette cuvée collante était parfaite pour ça, mais c’est là qu’on se rend compte que nous vivons une situation exceptionnelle quand on dirait que tous les habitants de la ville se sont passé le mot pour faire des bonshommes. »

C’est bizarre, je m’endors devant la télé au plus tard à 22 h, alors que le monde brûle 24 heures sur 24. C’est physique. Il n’y a plus aucun intérêt à vivre de nuit, je n’ai plus accès à ce plaisir coupable d’écouter un dernier épisode ou de lire un chapitre beaucoup trop tard (« juste un ! »). Le sommeil que j’ai si longtemps fui est devenu plus séduisant, peut-être parce qu’il fait mieux passer le temps.

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Dans un petit essai fascinant de Jonathan Crary paru en 2014, 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil, on apprend que l’adulte moyen dort environ 6 heures par nuit, soit 2 heures de moins que la génération précédente, alors que nos ancêtres au début du XXe siècle dormaient 10 heures en moyenne. Selon Crary, nos globes oculaires et notre capacité d’attention sont les choses les plus convoitées de notre époque. L’idée est de nous garder captifs : d’un poste de télé ou de radio, d’un site internet, d’une application. Mais nous sommes déjà dans une sorte de captivité actuellement.

Et si la solution pour passer au travers du confinement était tout bêtement de dormir ? Comme le font beaucoup d’animaux qui hibernent en hiver ? Puisqu’il ne reste que ça à faire, compter les dodos jusqu’au printemps…

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Je suis ainsi passée à environ 10 heures de sommeil par nuit, alors que dans la première vague, j’étais plutôt insomniaque. Ça me donne envie de reprendre un journal de mes rêves (je faisais ça, adolescente), qui sont plus vivants que ma vie diurne maintenant. Dans mes rêves, je suis dans des restaurants, en voyage, chez des amis, au travail, comme avant. Je me réveille toujours quand je me rends compte qu’on ne porte pas de masque. « C’est le nouveau tout-nu dans les rêves », m’a dit ma collègue Isabelle. Ou l’examen que tu rates à l’école secondaire encore à 40 ans dans tes cauchemars.

Ces rêves de la COVID-19 me passionnent par leur aspect plus réel que ma morne existence confinée. Quand je rêve, je ne suis pas en train de me souvenir d’une soirée au restaurant : je suis vraiment au restaurant. J’en sors bouleversée par tous ces détails qui faisaient autrefois partie de la vie ordinaire, qui étaient des évidences, des acquis inaliénables. Parfois, ça me fout le trac à l’idée du retour à la « normale », comme lorsqu’on remonte sur une bicyclette après des années sans avoir roulé. Vais-je me planter ? Vais-je être déçue ou surtout me décevoir si je me tape une crise de panique à mon premier party ?

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Toujours est-il que nous sommes en train de toucher le fond, malgré cet espoir tout à fait réel qui point pourtant à l’horizon. Même les plus optimistes en ont marre, même les plus fâchés n’ont plus d’énergie. Et puis lundi, j’avais oublié que c’était le « Blue Monday », concept de marketing qui a décrété que le troisième lundi de janvier est le jour le plus déprimant de l’année, et ce, dans l’année la plus déprimante du dernier siècle, probablement.

Comme un marathonien qui se croyait sur le point d’arriver, on dirait qu’un muscle vient de claquer, qu’on va finir la course en claudiquant. L’amoureux et moi, on s’est trouvés bien bons jusqu’à maintenant, mais on n’arrive même plus à se donner des tapes dans le dos. On passe au travers comme tout le monde.

Selon Statistique Canada, on ne se dirige pas du tout vers un baby-boom dans cette pandémie, ce qui nous rassure sur notre libido.

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Nous alternons pour la promenade de soir du chien, parce qu’on n’a pas le droit d’être deux à le faire pendant le couvre-feu, ce que je trouve profondément niaiseux. Mais va-t-on se plaindre quand on fait partie des rares qui ont ce privilège, auquel on doit ajouter le privilège de pouvoir avoir un chien dans une ville aux appartements anti-animaux domestiques ? En voilà une autre raison de quitter Montréal. On se croirait dans un film-catastrophe de série B, comme The Last Man on Earth ou The Quiet Earth. Ou bien nous sommes des légendes, comme dans le remake avec Will Smith.

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Je déteste magasiner et je résiste fort bien aux achats impulsifs. Mais je dois être fragile, car j’ai succombé à un achat stupide sur l’internet. Une friteuse à air chaud. Pas un bon livre, un parfum chic ou un beau chandail en cachemire : une FRITEUSE À AIR CHAUD. Un algorithme est venu me chercher dans un instant vulnérable, je ne vois pas d’autre explication, ou alors je vais vraiment mal. C’est l’une des inventions les plus inutiles de tous les temps, à égalité je dirais avec le Hot Diggity Dogger, sorte de toaster vendu par infopub, il y a longtemps, et qui permettait de cuire ton pain à hot-dog ET la saucisse. Mes frites goûtaient la catastrophe nucléaire. En découvrant la vacuité de la chose, la quantité de plastique perdu, l’essence brûlée pour la livraison, j’ai ressenti de la honte et une sorte de désespoir. Nous sommes condamnés si nous continuons d’acheter des bébelles pareilles.

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La température anormalement douce du mois de janvier ne m’a pas remonté le moral, en me ramenant à mon écoanxiété. Je me disais aussi qu’on supporterait mieux le couvre-feu s’il faisait - 30 °C, s’il y avait une grosse tempête de neige, un blizzard, et du verglas, tant qu’à faire.

Mon vœu a été exaucé par une belle grosse bordée magique. Première fois depuis des lustres, je n’ai pas entendu les gens chialer contre l’hiver. Pelleter est devenu tout à coup une activité excitante, voire un chemin vers l’héroïsme : un bon Samaritain, Donald Hargray, s’est ainsi donné comme tâche de déneiger les 150 voitures dans le stationnement de l’hôpital de Saint-Jérôme pour donner un coup de pouce aux travailleurs de la santé !

  • Les parcs montréalais sont peuplés de centaines de bonshommes de neige, dont ce trio au parc Jarry, dans le quartier Villeray.

    PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

    Les parcs montréalais sont peuplés de centaines de bonshommes de neige, dont ce trio au parc Jarry, dans le quartier Villeray.

  • Certains sculpteurs des neiges ont eu la bonne idée d’utiliser des tiges de roseaux pour décorer leur œuvre éphémère.

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    Certains sculpteurs des neiges ont eu la bonne idée d’utiliser des tiges de roseaux pour décorer leur œuvre éphémère.

  • Particulièrement malléable, la neige mouillée qui est tombée la fin de semaine dernière a permis de réaliser des sculptures parfois assez réalistes, comme celle-ci au parc Laurier, sur le Plateau Mont-Royal.

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    Particulièrement malléable, la neige mouillée qui est tombée la fin de semaine dernière a permis de réaliser des sculptures parfois assez réalistes, comme celle-ci au parc Laurier, sur le Plateau Mont-Royal.

  • Ce sympathique personnage a pris forme sur une table de pique-nique au parc Jarry.

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    Ce sympathique personnage a pris forme sur une table de pique-nique au parc Jarry.

  • Dans de nombreux parcs, chaque parcelle de neige semble avoir été prise d’assaut par les Montréalais, qui s’en sont visiblement donné à cœur joie !

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    Dans de nombreux parcs, chaque parcelle de neige semble avoir été prise d’assaut par les Montréalais, qui s’en sont visiblement donné à cœur joie !

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Puis les bonshommes de neige sont apparus, aussi nombreux que l’armée de soldats en terre cuite du premier empereur de Chine. Il faut dire que cette cuvée collante était parfaite pour ça, mais c’est là qu’on se rend compte que nous vivons une situation exceptionnelle quand on dirait que tous les habitants de la ville se sont passé le mot pour faire des bonshommes. Encore un peu de froidure, et ils vont se lancer dans la sculpture sur glace comme Bill Murray dans Le jour de la marmotte.

J’ai même vu sur Instagram un beau gros doigt d’honneur en neige au parc Laurier. Alors là, j’admets que mon spleen a fondu. C’est tout ce qu’il me fallait pour chasser le « Blue Monday ».

Voyez la photo de la sculpture de neige