Pendant 25 ans, Benoît Mâsse a travaillé dans l’ombre, loin des caméras, comme la plupart des scientifiques. Biostatisticien et épidémiologiste, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, il s’est retrouvé du jour au lendemain dans à peu près tous les médias de la province à expliquer les détails complexes d’une pandémie. Même moi, chroniqueuse culturelle, je l’ai interviewé l’automne dernier quand les restaurants, salles de spectacles et bibliothèques ont été fermés de nouveau, et j’avais beaucoup aimé sa franchise et sa clarté.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LAPRESSE

Benoît Mâsse, épidémiologiste

Mais comment apprivoise-t-on la bête médiatique quand on n’a eu aucune formation en ce sens ? Benoît Mâsse a été le spécialiste le plus cité dans La Presse l’an dernier, suivi de près par ses collègues Roxane Borgès Da Silva, Gaston De Serres, Caroline Quach, Karl Weiss et Anne Gatignol. Jamais il n’aurait pu s’imaginer une telle année sous les projecteurs alors qu’en janvier 2020, il a accepté à reculons de faire une entrevue à 24/60 avec Anne-Marie Dussault, sur un tout autre sujet : il avait participé à des études sur le virus Ebola et sur le VIH qui venaient d’être mises au palmarès des 20 découvertes de la décennie du National Geographic.

J’ai failli dire non, parce que c’était en direct. C’est ma blonde qui m’a convaincu. Je suis arrivé longtemps à l’avance parce que j’avais peur d’être en retard et sur place, je me demandais pourquoi j’étais là et si je ne devais pas me pousser ! Mais ça s’est très bien passé.

Benoît Mâsse

Puis, la pandémie est arrivée. Bien sûr, comme épidémiologiste, il a vu venir le danger un peu avant tout le monde. Une collègue lui avait écrit en février qu’il devait se préparer à « rester enfermé pour longtemps ». Mais s’il a décidé de se lancer dans la tâche de vulgariser quotidiennement les faits scientifiques pour un grand public, c’est en particulier pour rendre hommage aux conseils de son amie Gita Ramjee, éminente chercheuse d’Afrique du Sud avec qui il travaillait depuis les années 1990 et qui l’a fortement encouragé à aller sur le terrain. « C’est elle qui m’a fait comprendre que si tu veux avoir un impact lorsqu’il y a une épidémie ou un problème qui affecte tout une région ou un pays, il faut que tu parles à la population, parce que si elle n’embarque pas, c’est impossible. C’est la clé. Elle m’a convaincu qu’il ne faut pas rester dans son bureau à faire des calculs. Il faut s’impliquer, expliquer et écouter les préoccupations. Au début, je me plantais – ce n’est pas évident d’expliquer la randomisation à des villageois, par exemple –, mais elle me disait de ne pas me décourager, que j’allais apprendre. »

Or, à la fin de mars, Gita Ramjee a été emportée par la COVID-19, le moment le plus sombre de la pandémie pour Benoît Mâsse. « J’ai trouvé ça excessivement difficile. Mon réflexe a été de me dire que ça s’en venait au Québec et qu’on allait souffrir. Quand ça commence à toucher des gens qui savent se protéger et comment ça se propage… Ça me disait que la transmission asymptomatique qu’on redoutait était réelle. J’ai plus l’habitude de me déplacer en Afrique. Mais là, ça se passait dans ma cour et nous ne sommes pas assez nombreux en science au Québec pour nous permettre de partir. »

Benoît Mâsse a dès lors accepté les entrevues, s’est mis à écrire des articles en français alors que tout se passe en anglais dans sa profession. Parce que le nerf de la guerre lors d’une épidémie, c’est l’information et l’adhésion de la population. C’était son devoir. On n’a qu’à voir ce que ça donne quand le message ne passe pas, comme aux États-Unis, où l'on recense près de 400 000 morts depuis le début de la pandémie. « Le pire dans leur situation est que c’est un pays qui avait les ressources et les moyens d’affronter la pandémie, déplore-t-il. Ça aurait tellement pu se passer autrement. »

L’alliance nécessaire

S’il y a deux domaines qui sont pris à partie depuis une bonne décennie, ce sont bien la science et le journalisme. Cette crise mondiale est venue renforcer leur collaboration. Benoît Mâsse s’inquiète depuis longtemps de la désinformation et de la méfiance qui se développe envers la science, mais il comprend le phénomène. « Nous avons une part de responsabilité là-dedans, nous, les scientifiques, croit-il. Ça fait longtemps qu’on laisse aller plusieurs choses. Dans les 15 dernières années, il y a eu une prolifération de journaux scientifiques que j’appelle des journaux pseudo-scientifiques. Ils ont compris que les chercheurs doivent publier pour survivre et eux, ils vont publier, peu importe ce que tu écris. Cela donne énormément de publications qui ont l’air scientifiques, mais qui ne valent rien. Alors c’est sûr que du côté du public, quand on cherche de l’information, c’est très difficile de s’y retrouver. Quand quelqu’un te cite une étude, ça a l’air tellement réel ! Il y a de la bonne science qui se fait, il n’y a pas de doute là-dessus, mais c’est noyé dans tellement de bruit de fond qu’on a laissé aller. »

Au début, Benoît Mâsse a ressenti beaucoup de pression en étant parmi les premiers spécialistes à répondre aux questions, avant que le bassin d’intervenants ne s’agrandisse. Il a dû apprendre à vivre avec les attaques. « Je ne suis pas sur les réseaux sociaux, mais il y a des gens qui finissent par trouver ton adresse de courriel. Des gens, par exemple, qui se font fermer leurs magasins. Et ça peut devenir des attaques personnelles. C’était assez intense qu’à la fin avril, j’ai dit à mon doyen que je voulais prendre une pause, car j’avais des inquiétudes pour ma famille. Il y en a qui s’imaginaient que le confinement était de ma faute, que je voulais qu’on souffre au Québec et qui m’en voulaient ! Quand on n’est pas habitué, c’est là qu’on se dit que ce n’est pas évident d’être exposé au public. Mais il y avait quand même plein de gens qui posaient des questions légitimes et j’ai toujours essayé de répondre quand c’était dans mes cordes. »

Car c’est un peu comme ça qu’il voit sa fonction dans les médias : remplir les trous laissés par les points de presse des gouvernements. Quant au travail des journalistes, il l’évalue positivement. Il a senti dès le début qu’ils essayaient de comprendre précisément ce qui se passait. « Il est clair qu’ils comprennent bien maintenant la dynamique de transmission d’un virus, on n’a plus à l’expliquer et ça leur permet d’être plus critiques quand le gouvernement propose quelque chose. Après, j’ai plus expliqué les campagnes de vaccination. On sent que les journalistes ont une bonne compréhension des enjeux. »

L’autre aspect positif dans cette crise est la collaboration internationale entre les scientifiques qui, d’habitude, sont très compétitifs les uns envers les autres. Selon Benoît Mâsse, c’est du jamais vu et il n’aurait pas misé en mars dernier sur l’arrivée aussi rapide de vaccins. Les découvertes sont quotidiennes, si bien qu’il est pratiquement impossible de prendre des vacances sans lire les études si on veut suivre le développement des connaissances sur la COVID-19, dit-il.

La pandémie nous a tous changés, Benoît Mâsse en premier. Au fil des entrevues, il a amélioré sa confiance en lui, a découvert qu’il adorait écrire des articles en français – « je ne sais pas pourquoi j’ai attendu aussi longtemps » –, mais ce qu’il y a de très sympathique chez lui est son souci du moral de la population en général. C’est pourquoi il a accepté d’écrire le protocole sanitaire de… Big Brother Célébrités ! « Nous avons besoin de divertissement, et du divertissement local, pas juste de l’Américain et du Netflix ! souligne-t-il, en saluant le retour du hockey. C’est important pour notre santé mentale, pour oublier temporairement qu’on est confiné jusqu’au 8 février et qu’on ne peut sortir après 20 h. » Enfin, s’il nous prévient que les prochaines semaines seront les plus difficiles, il rappelle qu’on voit vraiment le bout du tunnel, avec les vaccins. « Les décès et les hospitalisations vont monter, mais je suis convaincu qu’on sera dans une bien meilleure position en avril. On aura réussi à protéger les plus vulnérables. Le virus va encore circuler au Québec, mais avec beaucoup moins de conséquences. On pourra progressivement déconfiner. Et je dirais qu’on risque de passer un très bel été. » Parole de scientifique.