Personne n’écrit sur le maquillage comme Daphné B. On est très loin de cette prose formatée des magazines où l’on « craque » toujours pour un produit ou une tendance. Je suis abonnée à son infolettre depuis environ deux ans, et je reçois ses textes sur l’industrie du maquillage chaque fois comme un cadeau. Non pas pour me guider vers un nouvel achat, mais vers un nouveau regard, extrêmement original, sur le monde de la beauté considéré comme superficiel.

Après deux recueils de poésie, Bluetiful en 2015 et Delete en 2017, Daphné B plonge au cœur de sa lubie préférée avec Maquillée, un assemblage de textes où se mélangent l’essai littéraire, la poésie, l’autofiction et l’analyse sociologique, très inspirée par l’œuvre de la poète Anne Boyer. Un livre tout simplement brillant, qui ouvre l’œil comme un fard à paupières de luxe, et que j’attendais impatiemment.

Je n’ai pas été déçue. Je voudrais un deuxième ou troisième tome, sinon une chronique hebdomadaire. La poète et traductrice a trouvé là un filon en or, car on sent qu’elle est sincèrement investie dans son sujet. Elle a même beaucoup investi de son budget là-dedans, car cette fille est tout simplement accro aux mille et une teintes des produits. Que celle qui n’a jamais ouvert avec émotion une boîte venant de Sephora lui lance la première pierre.

C’est d’ailleurs dans Maquillée que j’ai appris qu’il y avait une mode du « unboxing » sur YouTube, entre plein d’autres choses étonnantes. Il s’agit d’influenceurs qui se filment en train d’ouvrir leurs boîtes de cadeaux. Daphné B passe des heures à suivre les chaînes des « make-up gurus », leurs tutoriels de maquillage, les crêpages de chignons entre eux, les analystes des « dramas » qui se passent dans la communauté de la beauté, parce que c’en est une, qui a un impact de plus en plus puissant et incontournable dans l’industrie.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Daphné B aborde l’industrie des cosmétiques dans son livre Maquillée.

Le maquillage est devenu une source de revenus importante pour beaucoup de stars dans les dernières années. Rihanna, Lady Gaga, Selena Gomez, les Kardashian... Rihanna fait plus d’argent avec Fenty Beauty qu’avec sa musique.

Daphné B

« Sur Instagram, si tu as X nombre d’abonnés, une manière de rentabiliser ta visibilité est de vendre du maquillage, ajoute-t-elle. La communauté beauté va frayer avec le monde des célébrités. L’an dernier, je pense que c’est la première fois qu’au Met Gala, on invitait des influenceurs. Une nouvelle économie est apparue, et ce n’est plus l’industrie du cinéma qui va décider qui est valide et qui va recevoir de l’attention. James Charles, un influenceur beauté, est un des premiers visages masculins de L’Oréal. Ce sont deux mondes qui s’entrecroisent. »

Écrire sur sa peau

Daphné B me reçoit dans son modeste appartement douillet, où les livres sont bien rangés dans les bibliothèques et les pinceaux et plumeaux bien alignés dans la salle de bains. Elle vient de fêter ses 30 ans, alors qu’on ne lui en donnerait même pas 20, et ces temps-ci, ses cheveux sont roses. Comme bien des gens, elle n’a pas vu grand monde pendant la pandémie, mais contrairement à beaucoup, elle s’est maquillée tous les jours, même quand elle ne sortait pas.

« C’est une routine qui me fait du bien », dit-elle. Elle l’explique dans son livre : on se maquille d’abord pour soi, pour écrire et définir sa propre identité. Et dans notre époque selfie où le visage est au centre de nos apparitions numériques, il ne faut pas s’étonner du poids en milliards d’une industrie qui promet toutes les façons de se transformer. « Tu te composes, souligne-t-elle. C’est toi qui fais des gestes chaque matin pour devenir cette personne que tu es. Ce n’est pas nécessairement parce que tu veux plaire aux autres, c’est un rapport à ta construction identitaire. Dans toutes mes réflexions, je ne suis pas essentialiste. Je ne pense pas qu’il y a une identité indivisible à l’intérieur de nous qu’on devrait révéler à l’autre. Nous changeons. »

Mais la pandémie a frappé, me confirme Daphné B. « Pour la première fois, les ventes de produits pour la peau ont surpassé les ventes de maquillage de couleur. Le rouge à lèvres a chuté, ce qui est normal, parce que nous portons des masques. Cet intérêt me donne des idées sur l’économie. J’ai l’impression qu’en ce moment, parce qu’on est déjà dans une situation précaire et qu’il y a plus d’insécurité, le maquillage de couleurs est perçu comme une dépense et les soins de la peau comme un investissement. »

Si Maquillée peut se lire par moments comme une lettre d’amour aux promesses merveilleuses des cosmétiques, les textes de Daphné B ne font pas du tout abstraction des paradoxes d’une industrie polluante qui utilise le marketing écolo, qui exploite des travailleurs partout dans le monde, et de la folie consommatrice du monde capitaliste. Il s’ouvre sur le mot « schmoney », une expression pour désigner l’argent acquis illégalement. C’est aussi une danse de rue, ainsi qu’une couleur de fard à paupières gris-vert. La couleur « faite de cash et de guns » du bébé que « la pop star anarchiste » Grimes a eu avec le milliardaire Elon Musk, selon la poète. Maquillée aborde les injustices sociales, le prix exorbitant de la beauté pour les femmes qui gagnent pourtant moins, le recours au Sugar Daddy, les avantages indéniables de la beauté dans nos interactions. Mais en aucun cas Daphné B ne condamnera les femmes, les hommes, les trans ou les drags qui se maquillent, entre autres en prenant la défense des femmes incarcérées à qui l’on enlève la dignité en leur retirant le droit de se farder. Parce qu’elle y voit aussi un jugement sexiste qui remonte jusqu’aux philosophes grecs qui méprisaient les femmes et leurs artifices... D’ailleurs, elle n’apprécie pas beaucoup la fameuse journée « sans maquillage » sur les réseaux sociaux, parce qu’elle voit derrière ça un préjugé envers les personnes qui se maquillent — personnellement, j’y ai toujours vu une énième façon d’humilier celles qui ne peuvent, par exemple, se payer le Botox.

Pour moi, le maquillage est un objet culturel et à travers ça, on peut parler de tout. C’est quelque chose que je ne veux ni encenser ni dénigrer. Je voulais faire une œuvre différente du discours que l’on s’attendrait à lire sur le maquillage. J’ai lu des trucs de sociologie, de philosophie, de la poésie. Mes références, je suis allée les chercher là où on ne penserait pas les trouver. C’est ma manière d’écrire.

Daphné B

Ce que l’écrivaine apprécie en particulier dans son travail est justement d’aller là où elle ne pensait pas aller elle-même. S’il y a un thème qui traverse ce livre, c’est bien celui de la vulnérabilité. Il y a ainsi dans Maquillée une grande part autofictionnelle, son rapport douloureux à son enfance, auprès d’une mère qui a voulu contrôler son corps, à elle et sa sœur jumelle. En ce sens, le maquillage a été une rébellion, voire une revanche. « Quand j’ai commencé à me maquiller, je pense que ça a été une des premières façons pour moi de m’émanciper. J’allais choisir comment je me présente. Mon corps, c’est moi qui l’écris. Ou c’est une manière de le réécrire, de se redonner naissance. Dans ce livre, j’ai tracé des parallèles entre l’écriture et le maquillage, et je ne m’attendais pas à ça. »

Et je dirais que pour toutes ces raisons, Maquillée n’est pas un livre réservé aux initiés ou aux « fashion victims » : c’est un essai hybride qui parle de notre temps, et de nous tous.

Maquillée, de Daphné B, chez Marchand de feuilles, 223 pages

En librairie le 11 septembre

IMAGE FOURNIE PAR MARCHAND DE FEUILLES

Maquillée, de Daphné B

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