Quand j’étais ado, je lisais les livres de Woody Allen en cachette dans mes cours – je n’avais même pas vu ses films encore – et je riais tellement qu’un prof a fini par me coller une retenue et me confisquer mon exemplaire. Après bien des remous paraît Soit dit en passant (Apropos of Nothing), son autobiographie traduite en français chez Stock, ce qui ramène la crainte de recevoir une punition si j’en parle.

J’ai écrit sur le mouvement #metoo, sur les cas de Harvey Weinstein, Roman Polanski ou Gabriel Matzneff, mais dans toutes ces histoires plus sordides les unes que les autres, il n’y en a qu’une seule qui me fait douter, et c’est celle de Woody Allen.

Je peux très bien vivre avec la chute du réalisateur de Manhattan, n’étant pas une groupie dans l’âme prête à tout pardonner à un artiste que j’aime, mais ses démêlés avec Mia Farrow, qui l’a accusé au début des années 1990 d’avoir agressé sexuellement leur fille adoptive Dylan quand elle avait 7 ans, relèvent du panier de crabes où l’aliénation parentale est possible dans un contexte hautement émotif. Je le pensais avant de lire ses mémoires.

PHOTO ALBERTO PIZZOLI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Woody Allen et sa femme, Soon-Yi Previn

J’ai suivi ça comme un feuilleton très malsain, quand on a appris en même temps que le cinéaste, alors âgé de 57 ans, entretenait une liaison avec Soon-Yi Previn, 22 ans, la fille adoptive de Mia Farrow et d’André Prévin. Ce n’était pas sa fille adoptive à lui et il n’a jamais vécu sous le même toit que Farrow, mais on peut quand même trouver ça extrêmement tordu et souligner la différence d’âge. Est-ce que ça fait pour autant de Woody Allen un agresseur et un pédophile ?

Mettre en doute la parole des victimes a été le problème trop longtemps, nous devons vivre aujourd’hui avec les conséquences. Mais s’il faut croire les victimes, il faut donc aussi croire Moses Farrow ainsi que Soon-Yi, lorsqu’ils affirment avoir vécu de la maltraitance et un règne de terreur avec leur mère adoptive. Un panier de crabes, je vous dis, d’autant que la relation entre Allen et Farrow a toujours été bizarre, même vue de loin.

Près de 30 ans plus tard, Allen file le parfait bonheur avec Soon-Yi, qu’il a épousée et avec qui il a adopté deux enfants sans problèmes. Les accusations contre lui n’ont jamais mené à une condamnation. Il a continué de tourner avec les plus grandes stars, mais avec plus de difficultés, forcé de faire ses films en Europe, où il a toujours été plus populaire qu’aux États-Unis. Il a été désavoué par des acteurs et des actrices à qui il ne tient pas rigueur dans son livre, comprenant que leur carrière était en jeu, mais continuant d’être soutenu par des actrices comme Diane Keaton et Scarlett Johansson.

La sortie même de ce livre a été problématique, quand des employés de Hachette (la maison où publie Ronan Farrow, qui défend farouchement sa mère et sa sœur, ainsi que les victimes de Weinstein) ont manifesté aux États-Unis contre sa publication, qui a été annulée.

Soit dit en passant, est-ce les mémoires de Woody Allen, ou un plaidoyer pour sa cause ? Les deux. Dans ce pavé de 540 pages sans chapitres, dédié à Soon-Yi, « la meilleure d’entre toutes », typique du verbomoteur névrosé qu’il est, au moins un tiers du livre porte sur l’affaire, et on peut dire qu’il se débat comme un diable dans l’eau bénite, avec son arme de prédilection : l’humour. Pourtant, dès le début, il espère qu’on n’a pas acheté son livre pour ça.

C’en est parfois gênant, car justement, il ne se gêne pas pour régler ses comptes avec Mia Farrow, la dépeignant comme une mauvaise mère, rappelant l’environnement toxique dans laquelle elle-même a grandi, ramenant sur le tapis le suicide d’un de ses enfants. Allen semble par moments consacrer plus d’énergie à se défendre qu’à raconter sa carrière pourtant bien remplie, et les anecdotes sur ses films, parfois hilarantes, passent trop vite. En tout cas, si vous voulez du croustillant, vous allez en trouver.

Sa vie amoureuse, avec des femmes qui sont restées de fidèles amies (Harlene Rosen, Louise Lasser, Diane Keaton), prend aussi beaucoup de place, si bien qu’il en reste peu pour sa carrière, à laquelle il dit de toute façon très peu s’intéresser, n’étant occupé que de l’avenir et de ses prochains projets. Il souligne qu’il n’a jamais dragué une actrice qui voulait obtenir un rôle dans ses films, et que ses relations sont toutes nées hors tournage : « La vérité, c’est que je me concentrais toujours sur mes films, qui réclamaient la moindre particule d’anxiété que mon hypothalamus était capable de produire. »

Sans le scandale, ce serait un parcours fascinant, mené sous une bonne étoile. Enfant juif né à Brooklyn de parents « aussi mal assortis que Hannah Arendt et Frank Sinatra », fou de sports, de cinéma et de jazz, il ne cesse de répéter que sa réputation d’intellectuel est un leurre, qu’il n’a lu des livres que pour séduire des filles brillantes et belles (son obsession).

Il estime que l’écriture, plus que la réalisation, est sa force, et il commence d’ailleurs très jeune à écrire pour des humoristes, avant de faire de la scène lui-même, puis de tomber dans le cinéma qui fera sa gloire. Les plateaux d’Allen ont la réputation d’être agréables, entre autres parce qu’il est le contraire d’un Stanley Kubrick, n’aimant pas faire trop de prises. « Engager de grands acteurs et les laisser tranquilles, tel a toujours été mon grand secret pour la mise en scène », écrit-il.

Il n’a que de bons mots pour la multitude de gens qui ont collaboré avec lui, même ceux qui lui ont tourné le dos, et la liste de ses rencontres est à la fois impressionnante et comique. Ses conseils pour les aspirants cinéastes sont simples et avisés, puisqu’il se considère encore aujourd’hui comme quelqu’un d’un peu médiocre, et comme un admirateur sincère des autres artistes, toujours meilleurs que lui (Mort Sahl, Tennessee Williams, Charlie Parker, par exemple). Il ne lit pas les critiques, pas plus que la presse à scandales, et a toujours fui les remises de prix. Son très célébré Manhattan n’est même pas son film préféré, il lui préfère La rose pourpre du Caire.

À la fin, Allen s’excuse de s’être étalé sur ses déboires, mais pense finalement que cela « a ajouté une dimension dramatique fascinante à une vie par ailleurs routinière ». Son dernier film, Un jour de pluie à New York, ne sortira pas aux États-Unis. « Cela alimente indéniablement mes fantasmes romantiques d’être un artiste dont l’œuvre ne peut être vue dans son propre pays et qui se retrouve contraint, à cause d’une injustice, de trouver son public à l’étranger, écrit-il. Henry Miller vient à l’esprit. D. H. Lawrence. James Joyce. Je me vois debout parmi eux, dans une posture de défi. C’est à peu près à ce moment-là que ma femme me réveille et me dit : Tu ronfles. »

Celle-là, je l’ai rie, j’avoue.

À la question grave, « Doit-on lire les mémoires de Woody Allen ? », que je trouve trop morale (on lit bien ce qu’on veut), il faut plutôt se demander si ça en vaut la peine. Oui, si vous avez vraiment envie d’avoir en détail son point de vue sur les évènements, le tout entouré d’anecdotes savoureuses. Beaucoup moins si vous n’aimez pas plonger dans les psychodrames et le lavage de linge sale.

IMAGE TIRÉE DU SITE INTERNET DE STOCK

Soit dit en passant, de Woody Allen

Soit dit en passant
Woody Allen
Stock
540 pages
En librairie le 12 août