Peu de gens savent cela aujourd’hui, mais trois ans après sa création sur une scène off-Broadway, l’opéra rock Hair a eu droit à une mouture québécoise. Les détails de cette formidable aventure sont brillamment racontés dans un ouvrage que j’ai dévoré pendant les vacances.

Dans Hair 1970 – La tribu métissée du Québec, l’historien Yves Lavertu place au cœur d’un contexte social et historique très riche l’histoire de cette production qui rassemble un lot impressionnant d’anecdotes et de rebondissements. Ne vous fiez pas à la couverture bariolée de ce livre, le récit qui est offert est absolument passionnant.

Cette idée de créer une version montréalaise de l’œuvre du compositeur Galt MacDermot, on la doit d’abord à Michel Gélinas, fils de Gratien Gélinas et oncle de la chanteuse Mitsou (qui est née quelques semaines avant la première du spectacle). C’est lui qui a porté ce projet à bout de bras et qui a dû affronter de nombreuses tempêtes, dont celle de convaincre les producteurs internationaux de lui accorder les droits.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Marcel Lamoureux, Pierre Lemire, Jeff Deprose, Jean Boivin, Henderson Walcott, Nathalie Jacques, Christine Atallah, Jennifer Morrehouse, Freddie James, Suzanne Boivin,
Tammy Sherwood, Stephanie Coking, Giselle Zamor, Jay Boivin et Rocky Tadeo, interprètes de la mouture québécoise de Hair, en 1970

La deuxième embûche qu’il rencontra fut le refus de la Place des Arts d’accueillir entre ces murs ce spectacle qui répandait dans toutes les villes où il était présenté (New York, Los Angeles, Londres, Stockholm, Toronto…) un parfum de soufre. En effet, on y parlait de drogues et de sodomie. Mais surtout, on y voyait (pendant quelques secondes) des chanteurs et des danseurs en tenue d’Adam et d’Ève.

Mais le 28 juillet 1970, à l’Hôtel Bonaventure, Michel Gélinas et Sam Gesser (qui se greffe au projet) annoncent qu’une troupe québécoise réunissant des interprètes bilingues créerait Hair à la Comédie-Canadienne (aujourd’hui le TNM) dirigée par Gratien Gélinas. On apprend également que ce pionnier du théâtre allait adapter la version française afin d’y ajouter des consonances québécoises.

Ce ne fut pas facile de faire accepter cela à ceux qui détenaient les droits de la version française créée en 1969 au Théâtre de la Porte Saint-Martin, à Paris, avec Julien Clerc dans le rôle principal. Pour l’aider dans cet exercice d’adaptation, Gratien Gélinas demande l’aide d’un jeune journaliste à la plume prometteuse, Gil Courtemanche. Ce dernier a montré de quoi il est capable en remplaçant l’auteur Gilles Richer dans Moi et l’autre.

Peu de temps après l’annonce de ce Hair Québec, des auditions ont lieu au début du mois d’août. Plusieurs jeunes candidats s’y inscrivent, dont un certain Luc Plamondon. Si le futur parolier de Diane Dufresne et Renée Claude possède la tignasse bouclée de circonstance, il n’arrive pas à convaincre les responsables de la distribution par son talent de chanteur et de danseur.

Joël Denis, le célèbre interprète de Ya Ya, se présente également aux auditions. Alors que l’artiste a 33 ans, il fait croire qu’il en a 25, l’âge idéal recherché par les producteurs. Ayant découvert le subterfuge, Linda Hassler, la patronne de la distribution, l’écarte du projet.

Des 570 candidats reçus, 25 sont choisis (ils seront finalement 27 au total). Parmi les élus, on retrouve François Guy, Gilles « Jay » Boivin, Richard Groulx, Sharon Lee Williams, Yves Jobin, Jacques Lavallée, Carlyle Miller, Marie-Louise Dion et Sebastian.

Le 24 août, les répétions commencent. Les interprètes ont très exactement quatre semaines et deux jours pour se glisser dans la mise en scène de Tom O’Horgan, apprendre les chansons dans les deux langues ainsi que les chorégraphies. Un défi complètement fou ! Pendant 31 jours d’intense labeur, ils travaillent à raison de 12 heures par jour.

Comme on l’a fait dans toutes les villes où le spectacle a été créé, on incite la troupe à adopter les principes d’une vie en tribu. On demande même aux artistes de se choisir une collectivité autochtone existante et de s’y identifier. Pour la troupe québécoise, ça sera celle des Abénakis. Difficile d’imaginer pour nous qui avons vécu « l’affaire Kanata » qu’une telle chose puisse être possible aujourd’hui.

Cette philosophie tribale n’empêchera pas de nombreuses tensions et prises de bec de miner les répétitions. Plus le soir de la première approche, plus une nervosité se manifeste chez les artistes, dont plusieurs n’ont pas une grande expérience de la scène.

Alors qu’on voit aux derniers détails du spectacle, une controverse fait augmenter le stress des producteurs et des artistes. Des voix puissantes, dont celle de Paul Buissonneau et du jeune dramaturge Michel Tremblay, ne se gênent pas pour dire qu’il est honteux de monter un spectacle américain chez nous alors qu’on devrait encourager le talent créatif d’ici.

L’angoissant soir de première (en français) a lieu le 22 septembre. Les invités sont anxieux, les artistes sont morts de trac et l’escouade de la moralité est sur le pied de guerre. Quant aux journalistes, ils affûtent leur crayon, prêts à écrire leur critique déjà esquissée dans leur tête.

En effet, ils seront plusieurs à reprocher les mêmes choses à ce spectacle. Ce seront les mêmes qui, après la première en anglais (le 30 septembre), se rétracteront et louangeront cette production de très grande qualité, l’une des meilleures au monde selon les producteurs internationaux.

Critiques mitigées ou pas, le spectacle est un énorme succès. Les artistes sont ovationnés tous les soirs pendant de longues minutes. Les producteurs se frottent les mains. L’affaire est dans la poche. L’objectif de présenter Hair jusqu’au printemps 1971 semble être sur la bonne voie.

Mais le 5 octobre, un événement qui changera la face du Québec survient : le diplomate britannique James Cross, en poste au Québec, est enlevé par le Front de libération du Québec (FLQ). C’est le début de la crise d’Octobre. Trois jours plus tard, l’annonceur de Radio-Canada Gaétan Montreuil lit le manifeste indépendantiste du FLQ devant des centaines de milliers de Québécois en état de choc.

Le samedi 10 octobre, alors que les artistes de Hair s’apprêtent à offrir la représentation de 18 h, Pierre Laporte, ministre du Travail sous Robert Bourassa, joue au ballon devant sa résidence avec son neveu. Il est enlevé par des hommes cagoulés et armés, membres d’une cellule du FLQ. S’ensuit la plus grande chasse à l’homme jamais organisée au Québec.

Alors que la troupe de Hair Québec tente de divertir tous les soirs les spectateurs en les faisant chanter Aquarius et Let the Sunshine In, les soldats de l’armée canadienne débarquent au Québec. Difficile de passer des messages de paix avec des fleurs dans les cheveux dans un tel cadre…

Le samedi 17 octobre, le corps de Pierre Laporte est retrouvé dans le coffre d’une voiture abandonnée près de l’aéroport de Saint-Hubert. La nouvelle fait le tour de la planète.

Dans ce contexte, les Montréalais sortent moins. Les ventes de billets des théâtres en souffrent, dont celles de Hair. D’abord annoncé pour la fin de décembre, l’arrêt des représentations est finalement devancé au 6 décembre, soit trois jours après la libération de James Cross et l’exil de quelques felquistes à Cuba.

Après 11 semaines de représentations qui ont attiré 60 000 spectateurs, les artistes de Hair ont repris leur carrière, certains mieux que d’autres. Gratien Gélinas, l’auteur de la pièce Hier, les enfants dansaient, a continué de faire vivre son théâtre. De leur côté, les Québécois ont tenté d’oublier le drame qu’ils venaient de vivre en regardant au Bye Bye 70 les pitreries d’Olivier Guimond dans la peau d’un soldat soûl.

Pour ce qui est des fleurs qui ornaient les cheveux des artistes, elles ont sans doute été jetées aux poubelles après avoir flétri dans des caisses pendant de nombreuses décennies. De toute manière, elles étaient fausses. Contrairement aux rêves que nous avions à cette époque.