Ne pas voir le mal, ne pas entendre le mal, ne pas dire le mal. Faire comme les trois petits singes de la maxime : se couvrir ou bien les yeux, ou bien les oreilles, ou bien la bouche avec les mains. Pour ainsi, tel que le veut la fable, ne pas vouloir voir ce qui pourrait poser problème, ne rien vouloir dire de ce que l’on sait pour ne pas poser problème et ne pas vouloir entendre ce qui pose problème, pour mieux pouvoir dire : « Je ne savais pas. »

Dans la nouvelle vague de dénonciations qui secoue en ce moment le Québec, et qui vise en particulier le monde artistique, il y a non seulement des accusatrices et leurs présumés agresseurs, mais il y a également tous ceux qui les entourent depuis des années. Tous ceux qui se sont tus. Tous ceux qui ont refusé de voir. Tous ceux qui n’ont pas voulu entendre. Les singes du silence, de l’aveuglement volontaire et de la sourde oreille.

Dans le scandale qui a entouré les allégations d’agressions sexuelles contre Jian Ghomeshi, la direction de la radio de la CBC a été accusée d’avoir fermé les yeux pour protéger sa réputation et celle de son animateur vedette. Dans une chronique à propos de l’affaire Ghomeshi, en 2014, j’ai écrit que ce genre de comportement avait aussi cours au Québec, « où une vedette de télé québécoise peut, sous le couvert de l’humour, harceler sexuellement des collègues sans jamais être dénoncée publiquement ».

Je n’ai pu nommer personne, parce que mes sources craignaient des représailles. Elles ne voulaient pas être citées, pour toutes sortes de raisons qui leur appartenaient. Mes collègues de l’équipe d’enquête, dont la curiosité avait été piquée, n’ont pas davantage réussi à convaincre quiconque de parler publiquement, et l’histoire a plus ou moins été abandonnée.

Trois ans plus tard, j’entends par une amie la rumeur qu’un autre média s’intéresse au cas d’Éric Salvail (c’était faux, semble-t-il). J’en informe l’équipe d’enquête. L’affaire Weinstein venait tout juste d’éclater aux États-Unis, le mouvement #metoo prenait son envol, les langues s’étaient soudainement déliées. La parole des victimes s’était libérée, et le Québec a connu sa vague #moiaussi.

Pourquoi est-ce que je vous raconte ça ? Parce que nous vivons en ce moment une deuxième vague qui n’a rien à voir avec la COVID-19. Elle entraîne dans son courant l’espoir de la fin de la culture du silence et de l’impunité pour les agresseurs et les harceleurs.

Entre 2014 et aujourd’hui, des gens qui ont travaillé avec Éric Salvail et qui se disaient « Éric, c’est Éric !  » ont porté un regard nouveau sur ce dont ils avaient été témoins pendant des années. J’en connais. Mais il reste beaucoup de singes qui ne veulent toujours ni voir, ni dire, ni entendre.

En 2013, j’ai dénoncé dans cette chronique l’embauche au journal Voir de blogueurs outranciers à la nouvelle section trouble.voir. Le plus connu, Gab Roy, avait déjà publié un récit de viol fantasmé et misogyne sur une actrice bien connue. Ce n’était pas assez pour le discréditer auprès de ses nouveaux patrons.

Un an plus tard, Gab Roy a été accusé de leurre et d’attouchements sexuels sur une mineure de 15 ans, puis condamné à 18 mois de prison. Personne n’est tombé en bas de sa chaise. Or, si l’on en croit les dénonciations de la dernière semaine, Roy ne serait que la pointe de l’iceberg de comportements répréhensibles chez les blogueurs vedettes de l’époque, qui avaient beaucoup de succès auprès des adolescentes. Celles-ci sont devenues de jeunes femmes et posent un regard nouveau sur ce qu’elles ont vécu. Elles le font sur le web, là même où elles ont été leurrées.

(Re) lisez le texte de Gabrielle Duchaine et Mayssa Ferah

Il y a trois ans, je me suis informé d’allégations d’inconduite sexuelle concernant Bernard Adamus auprès d’un employé de son ancienne maison de disques, Dare to Care Records. J’ai reçu un appel courroucé du patron de la boîte, qui m’accusait de m’abaisser à du journalisme de caniveau. Il m’a dit qu’Adamus n’avait rien à se reprocher, et lui non plus du reste. Que tout ça, c’étaient des ragots. Cette semaine, Dare to Care s’est dissociée de Bernard Adamus, ses employés se sont dissociés de leur patron, et des artistes ont quitté l’étiquette.

Bernard Adamus serait toujours sous contrat chez Dare to Care s’il n’y avait pas eu, cette semaine, une deuxième vague #moiaussi au Québec. Rien n’aurait bougé si des femmes, pour la grande majorité, n’avaient pas décidé qu’elles en avaient assez. Assez de voir leurs agresseurs hypocrites se draper de vertu sur les réseaux sociaux, à grand renfort de bons sentiments, pour dénoncer le racisme et le sexisme. Assez de voir leurs agresseurs poursuivre leur chemin comme si de rien n’était, en cumulant les honneurs et les tapes dans le dos. Assez de voir leurs harceleurs promus à de nouveaux postes bien en vue.

Vient un moment où l’on ne sait pas, parce qu’on ne veut pas savoir. Je me demande si Bernard Adamus a eu un comportement irréprochable depuis trois ans. Je me demande si le propriétaire de Dare to Care regrette d’avoir mis des bâtons dans les roues des journalistes. Je me demande si l’ancien rédacteur en chef de Voir a l’ombre du début d’un remords d’avoir offert à Gab Roy et à ses semblables une tribune qui leur a permis de faire mousser leur popularité auprès d’adolescentes.

Je me demande si ces gens ont de l’empathie pour ce que subissent les victimes. Safia Nolin, par exemple, qui s’est fait traîner dans les égouts cette semaine, malgré la reconnaissance pour l’essentiel par Maripier Morin de ce que la musicienne lui reproche. Je me demande s’ils acceptent vraiment de voir la vérité en face, s’ils acceptent réellement leur part de responsabilité, s’ils ont enfin cessé de nier l’évidence. Ou s’ils s’en lavent les mains, une fois de plus. Ni vu ni connu. Pas vu pas pris.

Ne pas voir le mal, ne pas entendre le mal, ne pas dire le mal.